Maroc : la nouvelle « ligne rouge »

Au Maroc, trois questions ont été définies comme les « lignes rouges » : la monarchie, l’Islam et le Sahara Occidental. Cependant, une nouvelle ligne rouge a surgi depuis la disparition en décembre 2017 de Lalla Salma. Personne n’ose en parler.

La princesse tant adoulée est devenue un msytère. Malgré les rumeurs qui ont entouré sa disparition, le palais n’a pas daigné présenter un seul élément prouvant qu’elle est encore en vie.

Avec leur silence, les marocains ont mis Lalla Salma et le Sahara Occidental dans le même sac. Derrière ce silence, il y a aussi un mystère puisqu’il peut être interprété de différentes manières. Soit un soutien aux thèses officielles, soit une crainte des représailles du régime. Dans les deux cas, il s’agit d’une position qui n’honore pas l’opinion publique marocaine s’agissant d’une dame qui a largement contribué à redorer l’image du Maroc à l’étranger et qui s’est imposée dans la haute société occidentale grâce à sa beauté, son élégance et son charisme.

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Au Maroc, l’étouffement des dernières voix dissidentes

Une vague de répression s’abat depuis quelques mois sur des personnes qui, à l’intérieur du Maroc et de manière tout à fait assumée, critiquent sur les réseaux sociaux le roi Mohamed VI, dont la popularité s’étiole.

Ils ne sont ni opposants ni journalistes engagés ni militants professionnels, mais pour la plupart des Marocains lambda : jeunes lycéens, chanteurs en herbe, petits commerçants ou encore chômeurs. Tous des jeunes, voire pour certains des adolescents. Leur point commun : ils ont exprimé, via YouTube, le désespoir de la jeunesse marocaine et le fossé qui ne cesse de se creuser entre riches et pauvres, ce qui est assez courant ; mais ils ont également critiqué le roi Mohamed VI et raillé ses discours « qui ne servent plus à rien et qui n’emballent plus », ce qui est inédit. Jusqu’à présent en effet, ceux qui s’en prenaient au roi étaient souvent des « MRE », des Marocains résidant à l’étranger s’exprimant à l’abri d’une loi qui punit de prison toute critique de la monarchie. Il s’agit donc d’un véritable point de basculement dans les formes de contestation politique.

« Ma vie n’a pas de but »

Tout a commencé le 29 octobre 2019 par une chanson postée sur YouTube. On y voit trois jeunes rappeurs dénoncer avec des mots crus la corruption, les inégalités sociales, tout en désignant ouvertement le roi Mohamed VI :

Qui a broyé le pays et qui continue à chercher la richesse ? […] Qui nous a mis dans ce pétrin ? Vous avez violé notre dignité […]. Si on est 40 millions dans ce pays, 30 millions restent avec toi parce qu’ils y sont forcés […]. Ma vie n’a pas de but […]. Je suis celui qui t’a fait confiance et qui a été trahi […]. Je suis le Rifain qui rêve d’un Rif meilleur…

À l’heure où ces lignes sont écrites, la chanson a recueilli près de 22 millions de vues sur YouTube (les Marocains qui ont voté lors des dernières législatives sont 13 millions seulement…). Ses auteurs ? Trois jeunes rappeurs issus des quartiers populaires de Casablanca surnommés L’Zaar, Weld Legriya et L’Gnawi (Gnawi, Simo Gnawi). Le titre de la chanson est un slogan très en vogue parmi la jeunesse contestataire : Aacha chaab (vive le peuple), une paraphrase subversive de « vive le roi ».

La machine judiciaire se met aussitôt en branle. L’Gnawi, de son vrai nom Mohamed Mounir est arrêté puis condamné le 24 novembre 2019 à un an de prison ferme. L’accusation ne mentionne aucun motif politique : le rappeur est condamné pour « outrage à la police ».

Quelques jours plus tard, c’est une véritable avalanche d’arrestations et de condamnations qui se déclenche contre de jeunes Marocains, pour la plupart inconnus.

Le 15 décembre, un adolescent de 18 ans, Ayoub Mahfoud, écope de trois ans de prison ferme après avoir partagé la chanson Aacha chaab sur sa page Facebook. Cette fois l’accusation est ouvertement politique : le jeune lycéen est condamné pour « atteinte au roi ». Devant l’émoi que cette affaire suscite, le tribunal décide, le 16 janvier, de le remettre en liberté provisoire, mais les poursuites sont maintenues et son procès devrait avoir lieu fin mars.

Le 26 décembre, Mohamed Sekkaki, surnommé « Moul Kaskita » (l’homme à la casquette), un chômeur de Settat, ville pauvre entre Casablanca et Marrakech est arrêté et accusé d’« outrage à corps constitués ». Le motif politique est là aussi occulté ; en réalité, il a posté une vidéo dans laquelle il se moque copieusement du roi :

Ces discours que tu lis en tremblant ne nous emballent plus […]. Quand tu tombes malade, tu ne te soignes pas ici, dans ton pays, dans nos hôpitaux, tu vas à l’étranger pour te soigner. Tu dis ‘’mon cher peuple’’ alors que ton peuple souffre le martyre à cause des inégalités et des injustices…

Il est condamné à quatre ans de prison ferme.

Le 26 décembre, pour un tweet publié en avril 2019 [1] dans lequel il s’en est pris au juge qui a dirigé les procès du Hirak du Rif, le journaliste Omar Radi est incarcéré à la prison de Casablanca pour « outrage à magistrat ». Là aussi, devant la mobilisation de la société civile, le juge a décidé de le remettre en liberté provisoire le 31 décembre, tout en maintenant les poursuites.

« On n’a jamais compris »

Le 1er janvier, un adolescent de 17 ans, Hamza Asbaar, est condamné à quatre ans de prison après avoir posté sur YouTube sa chanson On a compris dans laquelle il attaque ouvertement le roi et ses discours « qu’on n’a jamais compris », chante-t-il :

On n’arrête pas d’écouter ses discours, qu’on n’a jamais compris […]. La Constitution est taillée sur mesure pour lui […]. Tu as compris, on a compris…

Le 16 janvier, le tribunal de Lâayoun, au Sahara occidental, a réduit sa peine de quatre ans à huit mois. Il reste donc en prison.

Cette vague de répression — la liste est longue — contre de jeunes youtubeurs vivant au Maroc et ayant, de manière tout à fait assumée, critiqué le monarque et sa politique s’explique sans doute par la volonté de tordre le cou à toute forme de libération de la parole, et, selon un proche du palais, de « rétablir l’hiba [2] de la monarchie et de l’État », incarné par un monarque de plus en plus impopulaire.

Pendant des années Mohamed VI a construit sa communication politique sur l’image et le mouvement : celle d’un jeune roi populaire qui va à la rencontre de ses sujets. Des images où on le voit inaugurer des projets locaux ou distribuer des dons en nature (parfois des cartables ou des paniers contenant de l’huile et de farine) à des personnes choisies par les agents du ministère de l’intérieur dans certaines villes ou villages, généralement à la veille du ramadan.

Il est également présenté par les chaînes officielles (Al-Oula, 2M, Medi1TV… dont les journalistes ressemblent davantage à de petits fonctionnaires de l’état civil qu’à des reporters) comme la seule institution « qui marche, qui bouge », la seule qui vaille. Face au monarque décrit aussi comme « le seul acteur fiable », le gouvernement, les partis politiques ou encore le Parlement incarneraient quant à eux la médiocrité, l’opportunisme et l’inefficacité — ce qui n’est pas tout à fait faux. Dans une rengaine proprement orientale, il est souvent présenté comme le bon calife entouré de mauvais vizirs : Lmalik zouine, lidayrine bih li khaybine (le roi est bon, les méchants, ce sont ceux qui l’entourent).

Des discours royaux qui « n’emballent » plus

Aujourd’hui, ces stratégies se sont essoufflées et la popularité de M6 bat de l’aile. Après plus de vingt ans d’un pouvoir absolu, l’image du roi Mohamed VI est abîmée par l’ampleur des problèmes sociaux auxquels fait face une large partie de la population marocaine. Les « projets » de développement maintes fois promis par le souverain dans ses discours, les chantiers dits « structurants » et les promesses de réforme semblent n’avoir profité qu’à une minorité de chanceux, selon les propres aveux du monarque. Sans parler de la réforme de l’enseignement, de la lutte contre la corruption, de la pauvreté et des injustices sociales qui atteignent des proportions dangereuses, y compris pour la stabilité du régime.

Outre ses discours qui n’« emballent » plus, les décisions du roi manquent de plus en plus de cohérence et de rigueur, ce qui n’arrange pas les choses en termes de popularité. L’arrestation d’Omar Radi a eu lieu quelques jours seulement après la nomination par le roi d’une « commission pour le développement » présidée par l’ambassadeur du Maroc à Paris, Chakib Benmoussa. Indigné, l’un de ses membres, Rachid Benzine, un universitaire pourtant proche du palais écrit dans un tweet : « La mise en détention d’Omar Radi nous interpelle et nous rappelle qu’aucun modèle de développement ne saurait être défendable ni viable sans la garantie de la liberté d’expression et d’information. Le développement implique la critique et le débat d’idées, ou il n’est pas. »

Même si elle reste relative en l’absence de sondages sur la monarchie (interdits au Maroc), l’impopularité croissante de Mohamed VI se mesure surtout via les réseaux sociaux où des milliers de Marocains peuvent s’exprimer avec une relative liberté. Le fait, par exemple, qu’Aacha chaab ait été entendue par près de 22 millions de Marocains, et commentée positivement par des milliers d’internautes en dit long sur la popularité abîmée du « roi des pauvres ».

Une police qui rappelle celle de Ben Ali

Par ailleurs, si les critiques et les moqueries des jeunes youtubeurs n’épargnent par la personne du roi, ses discours sont particulièrement visés, et pour cause : il est le maître absolu des horloges et les Marocains le savent. C’est ce qui explique qu’au début de son règne, ses paroles généraient de grandes attentes, mais aussi qu’ils suscitent désormais autant de déception.

Pour faire taire ces voix qui émergent spontanément, critiquent le roi sans le diffamer via les réseaux sociaux, la monarchie s’appuie sur une police qui rappelle l’ancien régime tunisien de Zine El-Abidine Ben Ali et des juges peu respectueux de leur indépendance.

Depuis la fermeture du Journal hebdomadaire (fleuron de la presse indépendante au Maroc entre 1997 et 2010) il y a juste dix ans, les pressions économiques et la menace judiciaire continuent de peser sur ce qui reste de la presse privée. À ce niveau aussi, le rôle de la justice, inféodée au palais et à l’entourage royal, est crucial.

Au fur et à mesure que la répression prend de l’ampleur, la justice marocaine est mise à l’index par les ONG (marocaines et internationales) et présentée comme le bras séculier du roi et de son entourage. Non seulement le monarque nomme les magistrats, mais les verdicts sont prononcés en son nom et il est le président du Conseil supérieur de la magistrature. Dans les procès politiques qui continuent de se dérouler à Meknès, Lâayoun ou Casablanca, il est implicitement à la fois juge et partie, constatent avec amertume les défenseurs des droits humains, qui ne cessent d’appeler à une véritable séparation des pouvoirs.

Source 

Tags : Maroc, Mohammed VI, monarchie, répression,

Maroc : Quand Ahmed Benchemsi prédisait « une chute » de la Monarchie marocaine (journal US)

From: Fouzi Azzam
Date: Fri, 14 Oct 2011 12:50:32 -0700 (PDT)
To: alaoui
USA-Maroc-réformes
Ahmed Benchemsi prédit « une chute » de la Monarchie marocaine (journal US)
(Note d’information)-.
Washington, 14 oct (MAP)- Le journaliste marocain Ahmed Reda Benchemsi, installé aux Etats-Unis , a prédit une « chute » de la Monarchie marocaine, indique, vendredi, le journal américain « The Stanford daily ».
Ahmed Benchemsi, chercheur visiteur pour le Programme sur la réforme arabe et la démocratie à l’Institut Freeman Spogli relevant du Centre des Etudes internationales sur la Démocratie, le développement et la primauté du droit (CDDRL), a fait cette conclusion lors d’une conférence-débat qu’il a animée, jeudi, sous le thème « L’illusion de la démocratie: Comment la monarchie absolue du Maroc a géré le printemps arabe « .
Tags : Maroc, Makhzen, monarchie, constitution, printemps arabe, mouvement 20 Février,

Maroc: au royaume de la rente

Des métaux précieux à la pêche en haute mer, en passant par la manne du phosphate ou encore l’agriculture, le Maroc regorge de ressources naturelles, mais dont l’exploitation et la gestion s’apparentent à celles d’une véritable rente, dont profite, cependant, une infime minorité de puissants.

Omar Brouksy*

Cette publication a bénéficié du soutien de Rosa Luxembourg Institute. Ce texte peut être reproduit entièrement ou partiellement à condition de citer sa source.

Si le Maroc ne dispose pas de pétrole et de gaz naturel, il est, cependant, pourvu de 3 500 kilomètres de côtes poissonneuses et d’importantes richesses naturelles. Des grands gisements des phosphates aux complexes d’extraction et d’exploitation des métaux précieux, en passant par la pêche en haute mer ou encore les innombrables carrières de sable, le royaume regorge de richesses naturelles dont l’exploitation recèle des enjeux économiques certes, mais également politiques.

Depuis l’indépendance du pays en 1956, la répartition, la gestion et l’exploitation de ces ressources, à défaut d’un cadre juridique reposant sur des textes à la fois rationnels et consensuels, sont l’objet de débats, de questionnements et de controverses récurrentes. Quelle est la nature et le poids de ces richesses ? Comment sont-elles exploitées ? Quels sont les acteurs qui profitent réellement de ces ressources ? Quel est le cadre juridique qui détermine le processus de répartition et de gestion de ces ressources?

L’héritage colonial

A la différence de l’Algérie, département français pendant plus de 130 ans, le Maroc était considéré comme un Protectorat dont les structures politiques et religieuses n’avaient pas subi de modifications majeures par l’ancienne puissance coloniale. Aussi bien l’institution du Sultan que les principales structures tribales avaient été plutôt préservées. En revanche, la France n’hésita pas à explorer tout le pays en quête de ressources naturelles exploitables à profusion. Trois domaines représentaient la cible potentielle de ce processus qui devait d’abord de mettre en place toute l’infrastructure nécessaire pour une exploitation efficiente et efficace des richesses naturelles : routes, ports, chemins de fer, etc. Pour le général Hubert Lyautey, le principal artisan de la pénétration française, il fallait distinguer entre le Maroc « utile » et le Maroc « inutile » et agir en conséquence. Les phosphates, la production agricole et les métaux précieux se présentaient comme des ressources naturelles à explorer en priorité.

– C’est en 1921, neuf ans seulement après l’établissement du Protectorat au Maroc, que les autorités françaises ont commencé l’extraction et le traitement du phosphate après la mise en place de la première mine, près de Khouribga (au centre du ays) où se trouve le gisement le plus riche au monde. C’est pour « gérer » ce secteur, qui connaîtra rapidement une extension fulgurante, que l’OCP, l’Office chérifien des phosphates, a été créé la même année.

– Les métaux précieux sont l’autre « richesse naturelle » du Maroc qui avait été très tôt exploitée par les autorités coloniales, après la découverte en 1928 à Bou-Azzer, dans le Haut-Atlas, d’un important gisement de cobalt. Deux ans plus tard, en 1930, la société Managem voit le jour et elle évoluera, elle aussi, très rapidement. Aujourd’hui contrôlée par la famille royale, elle compte plus de 5000 salariés et une douzaine de sites miniers au Maroc et en Afrique noire.

– Enfin, le domaine agricole et l’exploitation des terres fertiles étaient un enjeu économique majeur pour les autorités du Protectorat français afin de permettre, d’un côté, à une partie de ses ressortissants de s’installer au Maroc .A l’instar de l’Algérie, les meilleurs terrains, les plus fertiles, ont ainsi été mis à la disposition des colons français. Près de 55 000 migrants français se sont installés au Maroc entre 1912 et 1923, dont plus de 8 000 en milieu rural, selon les statistiques coloniales.

L’exploitation des terres agricoles par les colons français avec l’appui matériel et politique des autorités françaises a favorisé l’émergence de plusieurs fermes modernes qui deviendront, à la fin de l’occupation, de grandes unités de production agricoles, parmi les plus modernes et les mieux équipées.

Un acteur central: la monarchie

Au lendemain du départ des autorités coloniales en 1956, ces trois domaines (agriculture, métaux précieux et phosphates) faisaient partie des structures d’exploitation des ressources naturelles les plus en vue, mais également les plus convoitées par les nouvelles élites politiques du Maroc fraîchement indépendant.

Rapidement, la monarchie marocaine et les notables qui lui sont proches s’imposent comme des acteurs déterminants dans l’administration et l’exploitation de ces richesses : soit en s’octroyant le pouvoir de nomination aux entreprises publiques chargées de la gestion de ces ressources, soit en contrôlant directement ces dernières via des opérations de privatisation. Le cas le plus emblématique est celui de Managem.

C’est à partir des années 1990, au cours d’une opération de grande envergure de privatisation des entreprises publiques menée par le roi Hassan II (1929-1999) que la monarchie marocaine a pu acquérir Managem. Celui-ci sera aussitôt rattaché à l’ONA (Ominum nord-africain), puis à la SNI (Société nationale d’investissement), devenue aujourd’hui Al-Mada, le principal groupe financier contrôlé par la famille royale.

Managem devient en quelques années en un mastodonte dont le siège international est à Zoug, en Suisse, la capitale mondiale du courtage des matières premières et où la politique fiscale très favorable aux grandes entreprises. Le groupe pèse aujourd’hui 500 millions d’euros de chiffre d’affaires selon les chiffres publiés en 2018, et il compte une bonne dizaine de complexes miniers très riches en or et en argent notamment, au Maroc et en Afrique noire. (Voir la plaquette de présentation de Managem et les cartes des sites miniers au Maroc et à l’international).

D’une entreprise publique, Managem est devenue une société privée contrôlée par Mohammed VI, un monarque de droit divin aux pouvoirs politiques et administratifs absolus. Parmi ces pouvoirs, celui de la nomination des hauts fonctionnaires, selon la constitution, permet à ses entreprises d’avoir plus facilement les marchés de l’Etat, et, dans le cadre de ce secteur, les permis d’exploitation et d’extraction des métaux précieux. Résultat, Managem détient dans ce sens un monopole quasi-écrasant par rapport aux autres entreprises, marocaines ou étrangères.

Mais si le groupe royal profite de ces ressources avec autant de facilités, les régions où les complexes miniers sont situés vivent à l’âge de pierre. Dans le Haut-Atlas marocain, par exemple, le village d’Imider, à deux kilomètres de la plus grande mine d’argent du pays (240 tonnes par an) exploitée par Managem, aucune infrastructure n’existe : pas d’hôpital, pas d’école, la seule route date de la période coloniale, etc. Les habitants d’Imider mènent depuis 2011 le plus long sit-in de l’histoire du Maroc pour protester contre leur condition de vie et les conséquences écologiques désastreuses sur leur région dues à l’exploitation et l’extraction du minerai.

Les phosphates, mauvaise gestion et catastrophes écologiques
Le phosphate est une autre richesse sous-terraine dont l’exploitation et la gestion font l’objet de polémiques récurrentes. C’est l’OCP, devenue une entreprise publique depuis 1975, qui pilote tout le processus d’extraction et d’exploitation du phosphate, considéré par les observateurs comme « pétrole du Maroc ». Avec la Chine, le royaume en est l’un des plus grands producteurs mondiaux, et il dispose de 75% des réserves mondiales de ce minerai, selon les chiffres officiels. Des réserves tellement importantes qu’il faudrait sept siècles pour les exploiter toutes, assurent les responsables de l’OCP.

Première source d’entrées en devises, les exportations du Maroc en phosphates et dérivés avaient été évaluées à 5,1 milliards d’euros en 2018. Mais la manière dont l’OCP est administré et le mode de désignation de ses dirigeants font souvent l’objet de critiques. Même si le conseil d’administration est présidé par le chef du gouvernement, c’est le directeur général, nommé par le roi, qui gère le groupe et ne rend compte qu’au chef de l’Etat. Il n’y a aucun mécanisme juridique permettant, par exemple, au parlement marocain de contrôler le fonctionnement de l’OCP. En 2007, le célèbre cabinet américain Kroll a dressé un constat accablant sur la « gestion catastrophique » du groupe, décrivant « une direction qui n’a pas de véritable stratégie industrielle et commerciale».

Par ailleurs, l’OCP est devenue une sorte « vache à lait » que la monarchie utilise fréquemment pour faire sa promotion auprès d’organismes étrangers, notamment français. Exemple, l’OCP accorde chaque année plus de 700 000 euros à l’Institut français des relations internationales (IFRI), un think-thank basé à Paris, pour réaliser « des études » favorables au royaume et à ses dirigeants. Plus, la présence de l’OCP au sein de l’IFRI ne se limite pas à l’organisation des rencontres internationales ou au financement des programmes académiques : Mostafa Terrab, l’actuel PDG de l’OCP, est membre du conseil d’administration de l’IFRI…

Agissant sans le moindre contrôle indépendant, l’OCP ne respecte pas les normes internationales en matière de respect de l’écologie et de la lutte contre la pollution. Conséquence, des violations systématiques du droit à la santé des travailleurs et des riverains. Un rapport publié en juin 2019 par l’ONG suisse Suissaid note que « les deux fabriques d’engrais de l’OCP (Safi et Jorf Lasfar) sur la côte atlantique marocaine émettent de grandes quantités de gaz toxiques, polluent l’air et violent le droit à la santé des travailleurs et des riverains. De nombreux travailleurs souffrent de maladies respiratoires et de cancers suite à une exposition prolongée aux polluants et aux poussières fines. De nombreux cas de décès de travailleurs sont rapportés suite à ces maladies. La pollution de l’OCP affecte également les riverains (maladies respiratoires et fluorose dentaire) ainsi que l’agriculture et l’élevage dans les villages autour des sites de l’OCP».

La mer, le désert et la terre

Avec une côte de plus de 3 500 kilomètres parmi les plus poissonneuses au monde, la pêche en haute mer et l’exploitation des carrières de sable sont un enjeu économique important qui prend la forme d’une véritable rente dont bénéficient les puissants du pays. Pour s’assurer de leur « allégeance », la monarchie marocaine a accordé des « agréments », des sortes de des « licences » d’exploitation sans critères juridiques objectifs pour profiter des richesses maritimes, à de hauts-gradés de l’armée et à des notables proches du palais. Une manne financière qui ressemble à une véritable « poule aux œufs d’or».

Dans le sillage du Printemps arabe de 2011-2012, le parti islamiste justice et développement (PJD) avait promis, à la veille de son arrivée au gouvernement en janvier 2012, de publier, dans un souci de « transparence », la liste de tous les bénéficiaires de ces agréments. Mais il n’en fut rien. Une liste a en effet été publiée mais aucun nom n’y figurait. Seuls les noms d’un certain nombre de sociétés (dont les noms qui se cachaient derrière étaient impossibles à identifier) avaient en effet été diffusés ici et là, sans conséquences.

Dans une enquête publiée par le site indépendant lakome.com, le journaliste Omar Radi a publié en 2012 quelques noms de bénéficiaires de tels agréments, pour la plupart des militaires, des hommes politiques et des notables issus de la région du Sahara occidental (administrée par le Maroc depuis1975 et dont l’indépendance est réclamée par le front Polisario). Cette enquête avait malgré tout révélé quelques noms emblématiques : le général Abdelaziz Bennani, cité par les documents de Wikileaks sur la corruption au sein de l’armée, les généraux Hosni Benslimane, l’un des hommes les plus puissants du royaume et abdelhak Kadiri, l’ancien inspecteur général de l’armée, avaient ainsi bénéficié d’une licence de pêche en haute mer dans le cadre d’une société appelée « Kaben pêche ». Mais, s’accordent les observateurs, ce n’était là que la partie visible de l’iceberg.

A côté des haut-gradés, les notables sahraouis bénéficient eux aussi d’importantes licences pour l’exploitation des carrières de sable et la pêche en haute mer. Parmi eux, d’anciens dirigeants du Polisario (le mouvement indépendantiste sahraoui) ayant relié le Maroc comme Hassan Derhem, Mme Gajmoula ben Ebbi, Hibatou Maelainine ou encore la famille Ould Errachid.

Le roi-fellah

Enfin, l’agriculture est une autre rente dont profitent à plein régime la monarchie et les grands propriétaires terriens. Le roi Mohammed VI, faut-il le rappeler, est le plus grand propriétaire terrien, même s’il est difficile d’évaluer avec exactitude le nombre d’hectares qu’il possède : « Il posséderait en tout et pour tout plusieurs milliers d’hectares, souligne l’économiste Najib Akesbi. Au reste, s’il n’en possédait que 12 000, comme l’ont écrit certains journalistes, il serait déjà le plus grand propriétaire. On ne connaît pas d’autre propriétaire qui possède un tel nombre d’hectares. L’un des plus importants est Zniber, qui n’atteint pas cette superficie. Les groupes Kebbaj (Agadir, dans le sud-ouest) et Nouiji (la région du Gharb) n’atteignent pas les 10 000 hectares (1)».

La structure qui gère l’essentiel de l’activité agricole du roi a un nom : les Domaines, dont la production est très diversifiée : des fromages aux fruits exotiques en passant par les légumes, la truite de l’Atlas, le miel, l’huile d’olive extra vierge, les plantes aromatiques ou encore les produits laitiers. Une grande partie de ces produits est destinée à l’exportation, vers l’Europe notamment (c’est le marché le plus important), suivie par les pays du Golfe et surtout l’Arabie saoudite.

Une rente fiscale

En 1984, Hassan II a décrété l’exonération totale d’impôt des revenus agricoles jusqu’en 2010. En d’autres termes, les agriculteurs, y compris les grands propriétaires terriens, ont été exonérés par le fisc. En 2008, soit deux ans avant l’échéance, Mohammed VI a décidé à son tour, dans un discours à la Nation, de prolonger cette mesure – jugée « injuste » par la plupart des économistes – jusqu’en 2014. « Les estimations qui sont régulièrement faites ici, à l’Institut agronomique, aboutissent à peu près au même chiffre : l’État perd chaque année 1,92 % de PIB, ce qui correspond aujourd’hui à près de 15 milliards de dirhams (1,4 milliard d’euros) de manque à gagner annuel pour le Trésor marocain, ajoute M. Akesbi. Est-il normal aujourd’hui qu’un salarié qui touche 3 000 dirhams (270 euros) paye ses impôts, et qu’un exploitant agricole qui gagne des millions ne paye rien à l’État»?

A l’heure où ces lignes sont écrites, cette « rente fiscale » n’est toujours pas supprimée…

*Journaliste indépendant et professeur universitaire – Maroc.

Source : Assafir Aalarabi, 13 jui 2019

Tags : Maroc, Mohammed VI, Makhzen, monarchie, économie de rente, rente, corruption, monopole,

Migration, Rif, Afrique, service militaire: le Maroc illibéral reprend la main

Joseph Paoli

25 octobre 2018

Le Maroc est un pays de grands changements déclarés et de lents changements effectifs. Ce mélange dissonant d’attitudes contraires a cependant, depuis presque trente ans, créé et maintenu un équilibre aussi improbable qu’indéniable. L’ampleur du changement proclamé servait de guide au changement réel, qui poursuivait son chemin à petit pas, parfois claudiquant, et pourvoyait en espoir ceux qui s’y étaient engagés, la plupart de bonne foi. D’une certaine manière, le Maroc politique a vécu au superlatif depuis la dernière décennie du règne d’Hassan II. Pour qu’un tel fonctionnement procure la paix publique, dans un pays de fortes inégalités, de contrôle social plus ou moins pesant et de transition démocratique inaccomplie, et parvienne, vaille que vaille, à intégrer la plupart des acteurs politique comme ceux de la société civile et une large partie des citoyens, il faut qu’il y ait un discours du changement cohérent et audible et que les faits à même de le démentir ne s’accumulent pas de manière flagrante. Depuis quelques mois, ce discours est en panne et les faits contredisant les perspectives ouvertes se sont accumulés à tel point qu’ils les ont largement obscurcies.

Il y a eu au moins six discours marquants et porteurs d’espoir (du moins pour les libéraux), six grandes narrations, depuis les années 1990 : le discours sur les droits de l’homme, le discours sur l’alternance (et partant sur « la transition démocratique »), le discours sur le développement humain, le discours sur la nouvelle Constitution, le discours sur l’avenir africain du pays et, intégré à celui-ci, le discours sur la nouvelle politique migratoire. C’est, bien sûr, peu de dire que les dispositions libérales et pluralistes de la nouvelle Constitution (2011) n’ont pas été mises en œuvre. Cependant, on s’attendait à cette lenteur et à une accumulation d’impasses. Personne n’avait jamais envisagé, par exemple, que l’égalité entre les hommes et les femmes, proclamée par ladite Constitution, aboutirait à une discussion orientée vers l’adoption d’une loi abrogeant leur inégalité devant l’héritage. Il était clair que ce n’était qu’un « reminder » dépourvu d’agenda. Ce qui se passe depuis quelques mois, en revanche, est plus préoccupant, parce qu’il y avait quelques bonnes raisons de penser que ça ne devait pas arriver.

Il y a eu, tout d’abord, la répression du Hirak, le mouvement de protestation dans le Rif découlant directement de l’inefficacité et, pire encore, de l’ineffectivité avérée et persistante des politiques publiques destinées à développer la région. Il n’est pas question, ici, de revenir sur l’étiologie de ce mouvement social ni de se prononcer sur la pertinence et la perspicacité de toutes les actions entreprises. On se bornera à constater que le Hirak comme ses personnalités et, plus largement, ses acteurs ont été traités comme les membres d’une conspiration portant atteinte à la sécurité de l’Etat. Le leader du mouvement a été condamné à vingt ans de prison. Il risquait la peine de mort (précisons qu’elle n’est plus en usage au Maroc bien que non abolie). Le constat est simple : lorsqu’une protestation légitime des citoyens est traitée comme une sédition, même si elle s’accompagne d’une certaine « casse », on se situe hors des cadres de la démocratie, laquelle ne réside pas, et de loin, dans la seule application du droit (ce qui peut être l’attribut de toutes sortes de régimes) mais dans l’impérieuse nécessité du dialogue. Le contraste avec le traitement du Mouvement du 20 février, au moment de ce que l’on s’est plu à nommer « le Printemps arabe », est frappant. La stratégie des gouvernants avait alors été d’éviter la répression désordonnée et obtus et de promouvoir le changement, même s’il s’agissait d’une variation sur la célèbre formule de Lampedusa selon laquelle « il faut que tout change pour que tout reste comme c’est » (dans le cas du Maroc, ce fut plutôt : « il faut que tout change pour que tout ne change pas trop vite »). L’attitude face au Hirak illustrait, au contraire, un raidissement des gouvernants ou une montée de l’influence des gouvernants adepte du raidissement. Ce n’était pas bon signe.

Durant l’été, est arrivée la nouvelle du rétablissement du Service militaire. Celui-ci a été annoncé dans un contexte de focalisation des politiques publiques sur la jeunesse et son éducation, qui ont, elles aussi, assez largement échoué. L’Armée apporterait une formation et des valeurs à des jeunes qui n’en auraient pas. En général, la plupart des militaires professionnels sont d’accord pour considérer que ce n’est pas leur métier ; leur métier, réside dans la défense active du pays, généralement par la projection ponctuelle, sur des théâtres d’opération extérieurs, de combattants (de préférence) expérimentés. Il en découle que tout ce qu’une Armée peut offrir à la jeunesse de son pays, c’est de la discipline et les valeurs rugueuses qui lui sont liées. S’agissant du Maroc et après la répression du Hirak, on ne pouvait trouver de message plus négatif à donner à cette jeunesse : la contrainte par corps pour compenser l’échec des politiques la concernant. L’annonce elle-même a témoigné d’un rare amateurisme du point de vue de la communication politique ou d’un profond dédain vis-à-vis de l’opinion publique. Un projet d’une telle portée sociétale peut-il être annoncé et adopté par un gouvernement sans la moindre concertation avec la société civile, sans le moindre débat public préalable, sans la moindre discussion ? Au-delà de la déception démocratique qu’une telle attitude provoque, se pose la question de la faisabilité de la chose et donc de la précipitation de l’annonce. Le Maroc, on le sait, compte une importante communauté résidant à l’étranger, en grande partie composée de binationaux. Tous les jeunes gens appartenant à cette communauté devront-ils interrompre leur vie dans leurs pays de résidence pour aller faire leur service militaire au Maroc, y compris ceux qui n’en parlent que pas ou mal la langue ? Devront-ils, sinon, renoncer à s’y rendre tant qu’ils n’auront pas dépassé quarante ans, âge à partir duquel ils ne seront plus soumis à cette obligation ? On imagine ce que représenterait pour le Maroc une telle coupure avec une partie de sa diaspora. Des listes d’exemptions complètes ou temporaires ont, cependant, fini par circuler : il y aurait les Marocains résidant à l’étranger, les binationaux, les enfants uniques, les mariés, les étudiants, les titulaires d’un emploi… Sans doute, faudra-t-il attendre la rédaction et le vote de la loi pour savoir ce qui sera retenu. Toutefois, le Gouvernement semble être pris entre deux positions également dommageables : soit il met en œuvre l’essentiel des exemptions évoquées et le service militaire apparaît bel et bien comme une servitude inégalitaire imposée aux catégories déscolarisées et sans emplois, considérées comme potentiellement dangereuses ; soit il adopte une conception égalitaire et celle-ci devra alors inclure les Marocains résidants à l’étranger, les étudiants, les titulaires d’un emploi, ce qui créera vraisemblablement un large mécontentement parmi les groupes sociaux qui estiment devoir en être exemptés. Dans les deux cas, il n’en sortira pas indemne et personne n’en tirera aucun gain.

Le mois d’août a également été marqué par le retour de la traque aux migrants subsahariens. Alors que le Maroc s’était, non sans panache, engagé en 2013 dans une politique volontariste de régularisation de ces derniers, avec une deuxième vague de régularisation lancée en 2016, cette reprise soutenue de la traque et des déplacements forcés vers le sud du pays, voire des expulsions sommaires, semble indiquer, sinon un pur et simple revirement dans la politique suivie depuis cinq ans, du moins un coup d’arrêt à celle-ci. Ainsi qu’en ont témoigné de nombreuses victimes et des acteurs associatifs bien informés, ces opérations ont été menées avec brutalité et n’ont pas toujours pris la peine de distinguer entre les migrants régularisés et ceux qui ne l’étaient pas, entre les migrants et les réfugiés, c’est-à-dire des personnes immatriculées par le Haut-commissariat aux réfugiés des Nations-Unies et donc protégées par le droit international. La rétention des personnes à déplacer, notamment à Tanger, a eu lieu et continue sans doute à avoir lieu dans des conditions dégradantes d’entassement et de maltraitance. Le prétexte de lutter « contre les réseaux de trafic humain » ne change rien au fait que c’est une population particulièrement vulnérable qui s’est trouvée à nouveau et maltraitée et stigmatisée ; du reste, c’est bien cette population que l’on entend contrôler et non les dits réseaux, puisque le but poursuivi – en premier lieu par l’Europe qui fait pression sur le Maroc – est tout simplement d’empêcher les Africains de traverser la Méditerranée, que ce soit par eux-mêmes ou avec l’aide d’autrui. Cette attitude des autorités marocaines apparaît en flagrante contradiction, non seulement avec les principes humanistes avancés pour faire valoir la nouvelle politique migratoire du pays, mais aussi avec sa politique africaine, qui s’était notamment prévalu de l’accueil fraternel fait aux habitants du continent. En témoigne le discours du roi tenu à Addis-Abeba, le 31 janvier 2017, alors que le Maroc réintégrait l’Union africaine. De fait, l’attitude actuelle des autorités marocaines, brutale, indécente et indiscriminée, ne peut manquer d’avoir des répercussions sur la perception du pays par ses voisins du Sud. Comme il est impensable, par son ampleur et sa durée, que cette traque soit un simple et accidentel emballement de l’appareil sécuritaire, une question de fond se pose : pourquoi le Maroc est-il prêt à risquer de mettre à mal son image, sa diplomatie et ses intérêts en Afrique ? Peut-être est-ce une réaction au piétinement du processus d’adhésion à la CEDEAO, la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest ; peut-être aussi une partie des acteurs influents de la gouvernance du pays est-elle en train de parvenir à faire prévaloir l’idée que le partenariat avec l’Europe passe avant la poursuite d’un destin africain. Dans ce cas, participer au gardiennage des frontières européennes d’outre Méditerranée est incontestablement plus important que se préoccuper du sort et des souffrances des migrants subsahariens.

Ce gardiennage renforcé des frontières européennes a provoqué, le 25 septembre dernier, la mort d’une jeune marocaine qui tentait de rejoindre l’Espagne, avec un groupe de compatriotes, sur une petite embarcation. Les garde-côtes de la Marine royale ont ouvert le feu sur celle-ci. Trois autres personnes ont été blessées. Les autorités ont déclaré qu’il s’agissait de stopper l’embarcation et que les garde-côtes ignoraient la présence de passagers à son bord. Sans épiloguer sur ce qu’il y a de douteux dans cette explication – comment les garde-côtes pouvaient-ils ne pas envisager qu’il y ait des passagers dans un lieu où ils sont habitués à patrouiller, précisément pour intercepter les migrants ? – on évoquera seulement l’aspect le plus déconcertant et le plus révélateur de ce drame : le silence officiel qui l’a suivi. Le Chef du Gouvernement et les ministres, les hauts gouvernants du pays n’ont pas éprouvé le besoin d’exprimer ne serait-ce que leur compassion. Pour bien comprendre ce que cette attitude a, tout à la fois, d’étonnant et de révélateur, il suffit d’imaginer ce qui se serait passé en France si un corps militarisé, dans une opération de police, avait blessé mortellement une étudiante de vingt ans tentant de franchir une limite interdite sans constituer une menace pour personne. Même les pires des partisans de l’ordre auraient éprouvé le besoin de dire quelque chose de vaguement humain. Le ministre de l’Intérieur aurait parlé, le ministre des Armées aurait parlé, le Premier ministre aurait parlé et probablement aussi le Chef de l’Etat. Ils auraient parlé par réelle compassion, sans doute, par calcul politique, certainement, ou tout simplement par obligation, par devoir en un mot. Pourquoi ? Parce qu’ils se seraient sentis, parce qu’ils se sentent tenu par l’opinion, y compris par l’opinion minoritaire, de leurs concitoyens. Il est clair qu’au Maroc, sur certains sujets, les gouvernants ne se sentent pas tenu par l’opinion ou ne croient tout simplement pas qu’il existe un devoir politique de parler. Sans doute les excès de parole, de propos et de commentaires rendent-ils le débat démocratique parfois inaudible et insupportable, mais, à tout prendre, cela vaut mieux, bien mieux que le silence.

Dans un récent article, un éditorialiste marocain, Zouhair Yata, posait la question : « Le Maroc va mal, mais que faire ? ». Diffusé sur Facebook, son éditorial a recueilli de nombreux commentaires, positifs aussi bien que négatifs. Les commentaires négatifs prenaient l’éditorialiste à partie, affirmant que le Maroc était bel et bien en marche vers un avenir digne de lui. Sans doute le Maroc a-t-il accompli plusieurs étapes considérables depuis une trentaine d’années et sans doute a-t-il le potentiel et la volonté d’aller plus loin. Il n’en demeure pas moins que, pour le moment, il est à l’arrêt. Les grands discours qui soutenaient les petits pas sont pris à revers par un subit raidissement des autorités. Dans cette immobilité crispée, tout ce qui ne va pas dans la machinerie qui faisait avancer le pays devient cruellement visible, et notamment la persistance d’une culture politique et d’une pratique gouvernementale foncièrement illibérales et non démocratiques.

Source: telos-eu.com

Tags : Maroc, social, monarchie, constitution, répression, Hirak, Rif, Jerada, Zagora,

Le Maroc, victime de l’impériealisme pour l’éternité?

La France et les Etats-Unis ont su faire du Maroc au cours du 20ème siècle une véritable tête de pont occidentale dans une région à grands enjeux géopolitiques, stratégiques et commerciaux.

Entre accords de libre-échange et plans d’ajustement structurel, quel est le coût économique et politique de l’orientation stratégique pro-occidentale séculaire pour le Maroc ?

Celle-ci est-elle responsable de l’échec patent du projet de société marocain?

Et à l’heure de l’émergence de la Chine et la Russie, n’est-il pas temps de jouer la carte du monde multipolaire et de retrouver une forme d’indépendance ?

Pour en discuter, la section française du Parti Socialiste Unifié aura le plaisir de recevoir M. Aboubakr Jamaï, professeur d’université au l’université IAU à Aix-en-Provence, rédacteur en chef et journaliste d’investigation et co-fondateur de Le Journal Hebdomadaire Inscription obligatoire sur le lien : xxxxx Lieu : Librairie Résistances, 4 villa compoint, 75017 Paris. PSU – section France

Source : PSU France

Tags : Maroc, impérialisme, colonialisme, monarchie, dictature, Aboubakr Jamaï,

Maroc : Mohammed VI, l’Etat c’est lui

Ahmed R. Benchemsi

En 9 ans, le Maroc a bougé comme jamais. Mais uniquement grâce à Mohammed VI – qui exerce, malgré les apparences, un pouvoir absolu et étroitement personnel. Est-ce normal ? Est-ce sain ? Est-ce acceptable ?“

Le régime voulu par nous est celui d’une monarchie agissante qui ne saurait être cantonnée dans un concept forcément réducteur, ni dans des prérogatives exécutives, législatives ou judiciaires”. Ainsi s’exprimait Mohammed VI le 30 juillet 2007, dans un discours du trône dont le ton autoritaire est resté dans toutes les mémoires. Le roi du Maroc, c’est lui-même qui le dit, se voit donc comme une force agissante multiforme. A voir ses formidables prérogatives institutionnelles, il en a très largement les moyens. Au point qu’on se demande, aujourd’hui, ce qu’il laisse aux autres. Force est de le constater : quasiment tout ce qui a “bougé” au Maroc, après 9 ans de règne de Mohammed VI, a été directement inspiré par le roi. Au prix d’une personnalisation extrême du pouvoir, qui n’a qu’un rapport lointain avec les aspirations démocratiques du nouveau règne…

La révolution El Himma

Commençons par la politique. Interrogé sur sa spectaculaire démission du poste de ministre délégué à l’Intérieur pour se présenter à la députation des Rhamna, Fouad Ali El Himma a ingénument déclaré au magazine Jeune Afrique : “J’en ai parlé à Sa Majesté qui m’a répondu : j’ai eu la même idée que toi, vas-y !”. Voilà donc la confirmation qu’on cherchait : le redéploiement politique d’El Himma est une stratégie signée (au minimum cosignée) Mohammed VI. Une stratégie qui, moins d’un an après son lancement, a déjà bouleversé de fond en comble le spectre politique du royaume. L’ami du roi est en train de monter un parti dont la future et inévitable puissance va redistribuer toutes les cartes. Déjà, les élites (les vraies, celles qui avaient déserté les partis depuis 30 ans) accourent ventre à terre. Alors que les autres partis sont désespérément en quête d’adhérents de qualité, Si Fouad se permet de filtrer sévèrement leur adhésion. Etrange situation : un parti n’est même pas encore né que chacun est convaincu de sa possible victoire aux législatives suivantes… Et pourquoi tout cela ? Parce que Si Fouad est un “ami de 30 ans” de Mohammed VI, pardi ! Cette étiquette lui aura suffi pour réaliser, aux Rhamna en 2007, un score triomphant, sans aucune mesure avec celui de tous les autres candidats du royaume.Lui, évidemment, creuse le sillon sans complexe. Non content de s’afficher à la sortie du Parlement dans la décapotable du roi (conduite par Mohammed VI lui-même), il déclare à qui veut l’entendre que son programme politique est construit sur le développement des plus “historiques” des initiatives royales : la Moudawana, l’Instance équité et réconciliation et le rapport du cinquantenaire. Message d’El Himma : “La seule politique qui vaille la peine d’être suivie est celle de Sa Majesté ; élites, ralliez-vous à mon panache makhzénien et ensemble, nous referons la révolution du roi et du peuple… par les urnes !”. Et voilà comment la scène politique, censée être indépendante de la royauté, est en train de se reconfigurer autour d’elle. Chapeau l’artiste !

Miraculeuses impulsions royales

Sur le plan économique, la prééminence royale est encore plus limpide. Bien sûr, il y a au Maroc un secteur privé florissant, et bon nombre de groupes industriels qui font du très bon travail. Mais le premier d’entre eux, l’ONA/SNI, appartient à qui vous savez. Et il n’est pas exempt de critiques, notamment sur les situations de monopole ou de contrôle absolu qu’il exerce sur diverses filières stratégiques (sucre, acier, lait, huiles…). Il y a aussi la finance, où certains “tycoons” marocains se débrouillent bien. Mais gare à ceux, comme Othman Benjelloun, qui prétendraient disputer le leadership à Sa Majesté ! Ils se verraient, comme lui, contraints de ployer l’échine, voire de lutter pour leur survie… En matière de business comme en matière politique, Mohammed VI entend donc conserver sa souveraineté (dans le sens que le philosophe Carré de Malberg donnait à la souveraineté, à savoir “un pouvoir qui n’en admet aucun au-dessus de lui, ni en concurrence avec lui”). L’Etat, c’est lui ? Eh bien l’économie aussi !Et ça fonctionne pareil pour tous les champs d’activité, pour peu que le roi s’y intéresse. Après des décennies de pataugeage, le football marocain est ainsi aux portes d’une révolution… parce que le roi a décidé de créer une ambitieuse “Académie Mohammed VI” dédiée à son développement – académie à laquelle les plus gros investisseurs publics et privés du pays se sont, bien entendu, greffés séance tenante. Même des secteurs qui fonctionnent très bien sans impulsion royale peuvent voir leurs règles bouleversées pour peu que Mohammed VI s’en mêle. Ainsi des festivals musicaux. Culturellement, leur foisonnement et leur incontestable réussite, depuis une dizaine d’années, sont à mettre au crédit d’une poignée de courageuses sociétés privées d’événementiel. Mais en 2008, le festival Mawazine de Rabat s’est retrouvé coiffé par Mounir Majidi, secrétaire particulier de Sa Majesté et gérant de sa fortune. Instantanément, le budget a flambé comme jamais dans l’histoire des festivals. Depuis, se désolent mezzo voce les opérateurs culturels, “la barre a été fixée tellement haut que nous allons avoir un mal fou à suivre”.

Gouvernement technocrate ? Non, royal !

Sur le plan des infrastructures, les plus grands succès des 9 dernières années sont tous, là encore, des chantiers directement lancés par Mohammed VI, gérés par des structures managériales créées et coiffées sans intermédiaire par Mohammed VI. Avec des résultats indéniablement remarquables (voir “Le boom de la technostructure”, p.63). Mais tout de même… N’y a-t-il vraiment personne d’autre que Sa Majesté pour initier des méga-chantiers de la sorte ? Le gouvernement, notamment ?Soyons justes : l’équipe ministérielle en place depuis octobre 2007 compte plusieurs profils compétents et dynamiques qui jouent un certain rôle dans le décollage économique du royaume. Mais tous ces profils ont été choisis, voire imposés par le roi. Au grand mépris de la “méthodologie démocratique” qui veut que le gouvernement soit constitué par les partis majoritaires au Parlement. Ou, histoire de donner le change, au prix d’“adhésions partisanes”… suspectes. Ainsi de la grotesque séquence Akhannouch-Benkhadra, ministres MP un jour, puis ministres RNI le lendemain (c’était pendant les deux jours précédant la formation du gouvernement) qui restera pour longtemps le summum du non-sens politique. Benkhadra est une spécialiste de l’énergie et Akhennouch un puissant opérateur économique, c’est ce qui les qualifiait pour devenir ministres. Le reste n’était que décorum peu crédible… Autre cas, celui de Karim Ghellab. Malgré son bilan indéniablement flatteur de ministre des Transports et de l’Equipement, il est toujours considéré avec suspicion et défiance par ses “frères” de l’Istiqlal, qu’il a rejoint “sur ordre” en 2002. Tant pis pour eux : il a la confiance du roi, et c’est la seule explication valable à son maintien au gouvernement en 2007.En général, c’est simple : à chaque fois qu’un organe a un rôle important à jouer dans le développement économique, il est retiré aux ministres issus du monde politique et confié aux “technocrates” – déguisés en politiques ou pas. C’était le cas, par exemple, de la puissante Agence de l’investissement, retirée au Premier ministre istiqlalien Abbas El Fassi pour être confiée au faux Usfpéiste et vrai technocrate Ahmed Chami…Finalement, même le gouvernement Jettou n’aura pas été une expérience heureuse… selon les critères royaux. Tout apolitique ait-il été, l’ancien Premier ministre avait fini par se faire apprécier par les partis, grâce à son talent de conciliateur. De plus, il a coordonné pendant 5 ans, et avec brio, le travail de ceux qui “bougeaient” parmi ses ministres, toutes étiquettes confondues. Cela n’a pas empêché d’incessantes cabales montées contre lui par l’entourage royal, qui lui reprochait… son excessive popularité ! Finalement, la configuration El Fassi (un Premier ministre de façade issu du monde politique, mais le “travail sérieux” directement coiffé par le roi et ses hommes) semble mieux convenir au Palais. Quitte à imposer au pays un chef de gouvernement ridicule à force d’être inopérant…

Abbas ou le masochisme politique

Tout cela étant dit, il faut reconnaître deux choses. Primo : même anti-démocratiques, les choix du roi sont généralement judicieux et justifiés par les compétences de ses “poulains”. Secundo : la classe politique s’est tellement habituée aux couleuvres qu’elle les avale désormais sans s’en rendre compte, voire… en redemande ! Abbas El Fassi, à cet égard, est un cas sans précédent de masochisme politique. Avant les législatives 2007, qui ont vu son parti triompher, il déclarait : “Je soutiens Sa Majesté le roi, quoi qu’il décide”. Pendant, il déclarait : “Mon seul programme, c’est le discours du trône”. Et après, il déclarait : “Sa Majesté m’a prodigué des conseils et des orientations que je respecterai à la lettre”. Plaignons-nous, dans ces conditions, que Mohammed VI double l’Etat et les institutions… Ce sont elles qui le réclament !! Quand le roi s’est offert deux mois de vacances pendant le premier semestre 2008, et que le gouvernement et l’activité législative se sont retrouvés suspendus pendant 6 mois faute d’intérêt royal, aucun membre du gouvernement n’a protesté, même à mots couverts ! Mieux (ou pire) : finalement tenu le 8 juillet (à Oujda, ce qui a obligé plusieurs ministres à modifier leurs agendas en catastrophe), le premier Conseil des ministres de l’année a expédié 60 projets de loi… en 60 minutes chrono. Soit une moyenne d’un projet de loi par minute !…

….et le peuple en redemande !

Et le peuple, que pense-t-il de cet absolutisme royal sans fard ? Eh bien… il en redemande !! Lors d’une enquête menée par un pool de sociologues, 95% des Marocains interrogés ont estimé que le roi devrait avoir… plus de pouvoir ! Au vu de la Constitution, c’est tout bonnement impossible. Depuis son accession au trône, Mohammed VI n’a pas encore eu l’occasion de consulter son peuple par référendum. Son père l’avait fait 8 fois, et le score du “oui” avait toujours été compris entre 96 et 100% ! Qu’adviendra-t-il quand Mohammed VI demandera à son peuple de valider une de ses réformes ? Aurons-nous droit aux mêmes scores crypto-staliniens ? C’est hélas à redouter – et la démocratie risque de s’en trouver orpheline.C’est un fait : à part le trône, les Marocains ne croient plus en rien. Et notamment pas à la politique (37% de participation aux dernières législatives !!), ni à la justice, ni à l’administration territoriale – dont c’est le rôle de régler les problèmes de la population. Pas étonnant qu’à chaque fois que des Marocains protestent publiquement contre quelque chose, le roi est présent en force : encensé dans des slogans, son portrait brandi à bout de bras, etc. Pas étonnant non plus qu’à chaque fois que Mohammed VI s’offre un petit bain de foule, lors de ses nombreux déplacements dans les provinces, il reçoive une pluie d’enveloppes sur la tête, contenant toutes sortes de doléances. “N’est-ce pas la preuve que le peuple aime son roi ?”, disent les plus zélés des courtisans. Non, c’est la preuve que la royauté est la seule institution crédible aux yeux des Marocains, à l’exclusion de toutes les autres. Si c’est un motif de fierté pour le Palais royal, ce n’en est pas un pour un Maroc qui aspire à la démocratie.Avec tout cela, évidemment, les espaces de contestation (nécessaires au fonctionnement de toute démocratie) se sont réduits comme peau de chagrin. La presse joue plus ou moins son rôle – et encore, elle ne cesse de déjouer les chausse-trappes. Mais le peuple ? Avec une telle unanimité autour de l’omnipotence royale, on pourrait croire que les très rares voix discordantes seraient tolérées, puisque condamnées de toute façon à la marginalité. Même pas ! Les procès pour “atteinte à la sacralité du roi” se sont multipliés ces dernières années, au point où des ONG des droits de l’homme en ont fait un thème de campagne qui a transcendé les frontières du royaume. La presse finit toujours par s’en sortir, avec plus ou moins de casse, et la plupart des “détenus des sacralités” ont fini par être relâchés. Le “système” de Mohammed VI est indéniablement plus souple que celui de feu Hassan II. De la dictature, on est passé à l’autocratie. Mais ce n’est pas parce que cette dernière est éclairée, ni parce qu’elle est productive, qu’on devrait s’en contenter…

Bilan.

Mohammed VI. Ses succès, ses échecsLes dossiers clés de ses 9 ans de règne

Le 30 juillet 1999 s’ouvrait la “nouvelle ère”. 9 ans plus tard, elle n’est plus si nouvelle que ça. Sur certains plans (infrastructures, droits des femmes, Sahara), des succès ont été enregistrés, et l’optimisme est permis. Sur d’autres (démocratie, liberté d’expression, affairisme de quelques privilégiés…), le bilan est plus douteux. TelQuel fait le point.

“Le régime voulu par nous est celui d’une monarchie agissante qui ne saurait être cantonnée dans un concept forcément réducteur, ni dans des prérogatives exécutives, législatives ou judiciaires”. Ainsi s’exprimait Mohammed VI le 30 juillet 2007, dans un discours du trône dont le ton autoritaire est resté dans toutes les mémoires. Le roi du Maroc, c’est lui-même qui le dit, se voit donc comme une force agissante multiforme. A voir ses formidables prérogatise finit toujours par s’en sortir, avec plus ou moins de casse, et la plupart des “détenus des sacralités” ont fini par être relâchés. Le “système” de Mohammed VI est indéniablement plus souple que celui de feu Hassan II. De la dictature, on est passé à l’autocratie. Mais ce n’est pas parce que cette dernière est éclairée, ni parce qu’elle est productive, qu’on devrait s’en contenter…

Le boom de la technostructure

Pas de doute possible : en termes d’infrastructures, le Maroc de Mohammed VI a fait un énorme bond en avant. Electrifié à 80% et raccordé à l’eau potable à 70%, le monde rural est déjà méconnaissable par rapport à ce qu’il était à la fin de l’ère Hassan II. Et les 100%, nous promet-on, seront atteints avant 2010. Les autoroutes, elles aussi, ont explosé. Alors qu’en 1999, seuls les 100 km de Casa-Rabat étaient fonctionnels (en plus de deux petits tronçons, Rabat-Fès et Rabat-Larache), le réseau autoroutier marocain, aujourd’hui long de 850 km, est le second plus étendu du continent après l’Afrique du Sud. Et nous visons les 1200 km en 2012.Comment oublier, aussi, le port de Tanger Med qui a fait couler tellement d’encre ? Il commence déjà à étouffer le port espagnol voisin de Sebta (peut-être était-ce même le premier objectif). Et Tanger Med 2 est en chantier. Quand il sera achevé, le Maroc sera doté du plus grand complexe portuaire d’Afrique, un des douze plus grands au monde. Une aubaine pour le Nord du royaume, région longtemps abandonnée aux trafiquants et contrebandiers, qui est en train de s’industrialiser à toute vitesse. Grâce à l’attrait du méga port et de la zone franche installée à proximité (dans laquelle Renault-Nissan a prévu d’installer l’une de ses plus grandes usines – objectif d’ici 2 ans : 200 000 voitures produites par an), 150 000 emplois devraient être créés d’ici 2015.Sur le plan touristique, aussi, le boom est manifeste. Les 10 millions de visiteurs attendus en 2010 devraient être au rendez-vous, sachant que nous en sommes déjà à 8, et que les recettes ont plus que doublé entre 2003 et 2007. Pareil pour l’immobilier : depuis 2003, l’offre de logements excède la demande – grâce, notamment, à la politique de libéralisation du foncier public, cédé à des tarifs très avantageux à ceux qui présentent des programmes immobiliers d’envergure (ce qui ne va d’ailleurs pas sans créer des frictions entre magnats de l’immobilier – cf. les incessantes polémiques Chaabi-Sefrioui…)Autre point fort de l’activisme technocratique impulsé par Mohammed VI : l’incroyable transformation qu’ont subie les villes de Marrakech et Tanger, méconnaissables depuis que le wali Mohamed Hassad, surnommé “le bulldozer”, a reçu carte blanche royale. Avec le très ambitieux programme de réaménagement de la baie du Bouregreg (doté de 30 milliards de dirhams), Rabat devrait suivre la même voie. En attendant le plus gros morceau : Casablanca. Le projet de Marina près de la mosquée Hassan II et celui de “l’avenue royale” – qui va complètement reconfigurer le centre d’affaires – promettent déjà de bouleverser bien des choses…En ce qui concerne les infrastructures, la “méthode M6” tranche radicalement avec celle de feu son père. Depuis le début du nouveau règne, les “visions” et autres “plans stratégiques” se succèdent : “émergence” (pleins feux sur les secteurs porteurs, dont l’offshoring et l’aéronautique), “plan Azur”… jusqu’au tout dernier “Plan Maroc Vert”, qui promet de moderniser l’agriculture marocaine. Bref, le royaume des chantiers fonctionne enfin à coups de business plans et d’objectifs datés et chiffrés. Une authentique révolution. D’après Jean-René Fourtou, président de Vivendi, une des multinationales les plus impliquées dans le boom économique du Maroc, “avec Mohammed VI, on parle développement et avenir du royaume, sans perdre de temps”. C’est aussi pour ne pas perdre de temps que tous les chantiers pharaoniques du nouveau règne sont gérés par des agences paraétatiques directement coiffées par le roi, et dont l’activité et les comptes échappent à toute forme de contrôle parlementaire. Ce n’est pas démocratique pour deux dirhams, mais quand on voit le niveau des députés, on se dit que ce n’est peut-être pas plus mal…

Chronique de la misère politique

A son arrivée sur le trône, le jeune et enthousiaste Mohammed VI s’est retrouvé flanqué du vieux et ronchon Youssoufi. Et d’un improbable gouvernement “gauche-droite-divers”, aussi amorphe qu’englué dans les luttes de pouvoir. Enfin, “de pouvoir”… On se comprend. Le pouvoir, il était encore chez Driss Basri, fin 1999, et c’était une excuse commode pour justifier l’inconséquence de Youssoufi et de ses camarades. Il a fallu un trait de plume pour excommunier le grand vizir, et peu de temps pour découvrir que privés de leur “méchant” préféré, les politiques, soudain sans excuse, étaient complètement déboussolés. Exit Youssoufi, dès les élections suivantes.En 2002, conforté par une configuration parlementaire aussi atomisée qu’ingérable, Mohammed VI confie le gouvernement à l’apolitique Driss Jettou. Les politiques, évidemment, se déclarèrent outrés par tant de mépris pour le “verdict démocratique des urnes”. Que croyez-vous qu’ils firent ? Ils s’entretuèrent pour les postes, les honneurs et les Mercedes S500 intérieur cuir. Comble du tragi-comique : Abbas El Fassi, qui devient ministre d’Etat sans objet à titre de “consolation”.5 ans plus tard, le scénario est pire encore. Après que les législatives 2007 ont accouché d’une nouvelle carte politique, aussi atomisée et ingérable que la précédente (comment aurait-il pu en être autrement ?), la primature est confiée à Abbas El Fassi. Unique argument : l’Istiqlal, son parti, s’est classé premier (d’une courte tête) devant le PJD. Quant à l’incompétence et au manque de personnalité dramatiques du nouveau Premier ministre… ce sont, paraît-il, les dommages collatéraux d’une “logique démocratique” pure, mais loin d’être parfaite. Résultat : la nomination du gouvernement El Fassi échappe totalement à son supposé “chef” – et on se retrouve, à nouveau, avec un patchwork de partisans et de technocrates plus ou moins “colorés”, choisis souverainement par le Palais.Le PJD, lui, s’est pris une gifle inattendue en septembre 2007. Tout le monde (à commencer par son propre état-major) estimait la victoire du parti islamiste acquise. Las. Il est arrivé deuxième – et a intelligemment choisi de ne pas figurer au gouvernement, alors que les autres partis faisaient assaut de petitesses pour rejoindre la barque El Fassi.Finalement, le seul évènement politiquement significatif de ces 9 ans de règne aura été la démission de son poste de ministre délégué à l’Intérieur, peu avant les législatives 2007, de Fouad Ali El Himma, “ami de 30 ans” de Mohammed VI. Après avoir décroché sans coup férir le siège de député des Rhamna (et avoir constitué dans la foulée un groupe parlementaire “pivot”, auquel est subordonnée la confiance au gouvernement El Fassi), El Himma prépare ouvertement le terrain à un nouveau parti “techno-monarchiste”. El Himma se permet même le luxe d’imposer de sérieux filtres à l’entrée de son “Mouvement pour tous les démocrates”. Le passage au parti politique est, paraît-il, imminent. A l’heure qu’il est, on ne sait pas encore si les communales de juin 2009 constitueront (ou pas) un galop d’essai pour “l’ami du roi”. Mais l’objectif, le vrai, est déjà clairement affiché : les législatives 2012. On se retrouvera alors face un duel inédit : les islamistes, menés par “l’intégriste” Benkirane contre le néo-Makhzen, mené par le “champion royal” El Himma. Tout bien réfléchi… c’est tant mieux. Enfin, les lignes de partage entre les forces politiques réelles du royaume deviendront claires.

Femmes : libérées, mais toujours ignorantes

La réforme de la Moudawana est sans aucun doute la plus grande réalisation de Mohammed VI. Et il fallait du courage pour la faire, cette réforme : trois ans auparavant, un plan gouvernemental aux objectifs similaires avait fait descendre un million de personnes dans la rue. Il a fallu l’onction du Commandeur des croyants pour que “ça passe”… Résultat : un nouveau code du statut personnel, à la fois révolutionnaire et islamo-compatible, si on fait l’effort d’Ijtihad (interprétation des textes sacrés) nécessaire. Une réforme majeure, capitale, que l’Histoire inscrit déjà au crédit de Mohammed VI.Sauf que beaucoup d’hommes ne font aucun effort de compréhension, et ne veulent même pas entendre parler de la réforme de la Moudawana. A commencer par certains juges, qui tirent éperdument sur la corde des “dérogations” autorisées par la nouvelle loi. L’âge plancher du mariage est ainsi fixé, pour les femmes, à 18 ans, sauf dérogation justifiée par… on ne sait trop quoi, d’ailleurs. Dans certaines régions, cette exception est toujours la règle, et les mariages de mineures continuent presque au même rythme qu’avant. Autre possibilité offerte par la nouvelle loi : celle, pour les femmes, de se marier sans le consentement de leur père, dont l’accord était indispensable jusqu’en 2003. Aujourd’hui encore, pourtant, la très grande majorité des fiancées choisissent de se faire accompagner par leur père pour accomplir les formalités administratives du mariage. Tenaces traditions…En milieu rural et parmi les couches populaires les plus défavorisées, les femmes ignorent quasiment tout de leurs nouveaux droits, faute de campagne de communication massive (et en darija) qui les leur expliquerait. Les femmes peuvent désormais avoir l’initiative du divorce, mais dans leur esprit, c’est toujours une opération très complexe, soumise au bon vouloir du mari. Une étude récente atteste que deux agressions sur trois commises contre des femmes sont le fait de leurs époux.Les mentalités mettront donc du temps, beaucoup de temps à changer. Mais l’homme de la rue, même mécontent, est tout de même conscient que l’évolution est irréversible, et que le changement instauré par le nouveau roi est historique. En témoigne cette plaisanterie populaire, parue peu après la réforme : “Mohammed V a libéré le Maroc, Hassan II a libéré le Sahara, et Mohammed VI a libéré ta mère”…

Flux et reflux de l’islamisme radical

Dans les derniers temps de Hassan II déjà, le couvercle de la marmite se soulevait par à-coups, laissant échapper d’inquiétantes fumées exhalant des bouillonnements de la foi. A sa mort, le couvercle a instantanément sauté. A l’avènement de Mohammed VI, les Marocains ont d’abord été aiguillés sur une fausse piste : les provocations du cheikh Yassine (réclamant le remboursement de la dette extérieure par les biens royaux “spoliés au peuple”) et de sa fille (déclarant préférer une improbable république califale à la monarchie) se sont finalement révélées sans conséquence majeure.Puis très vite, on s’est mis à trouver les gens d’Al Adl Wal Ihsane bien gentils, vu tout ce qui circulait : salafistes, jihadistes, takfiristes… L’Etat avait beau réformer le champ religieux à tout va (contrôle des mosquées, requalification des imams, lancement de “Radio Coran Mohammed VI” – ce nom… – et même la sortie à grand bruit d’un contingent d’“imamettes”), rien n’y faisait. Ça grouillait de plus belle, ça se politisait à vue d’œil… et ça explosait de temps en temps, malgré la répression féroce. Et dès que ça se calmait là, ça chauffait ailleurs ! Ainsi, après deux ans d’exactions et de tortures post-16 mai 2003 (notamment au tristement célèbre centre de torture de Témara, sorte de réminiscence “spécial barbus” de Derb Moulay Cherif), on a fini par penser que le danger terroriste était écarté. Mais à un prix exorbitant, que le général Laânigri, même écarté et humilié, n’en finit plus de payer…Et c’est là que Yassine resurgit, prophétisant l’apocalypse avant fin 2006 ! Tout nouveau ministre de l’Intérieur, Chakib Benmoussa surprend son monde en adoptant, à l’égard des militants d’Al Adl, une attitude aussi subtile qu’efficace : ficher tout le monde sans brutaliser personne, barrant ainsi la route à la victimisation et la martyrologie. Bravo ! Vu qu’il ne s’est rien passé en 2006, Yassine “le visionnaire” s’est largement décrédibilisé auprès de ses troupes. Ses dernières rodomontades (“le triptyque Dieu/la Patrie/le Roi est une grande blague”, a-t-il récemment déclaré à une télé saoudienne) ne risquent pas d’y changer grand-chose.Et boum : en 2007, ça rééxplose ! Mais cette fois, l’affaire semble plus sérieuse. Côté “méchants”, on sent la touche d’Al Qaïda, les ceintures d’explosifs, les cellules transnationales et les instructions via le Web. Côté “gentils” (car les flics le sont devenus, applaudis par la rue à l’ahurissement général), on se professionnalise : décapités par la capture de leurs chefs avant d’avoir pu passer à l’attaque, les apprentis terroristes n’ont d’autre issue que de se suicider à l’explosif (mais en plein centre-ville de Casa quand même). Du coup, on est dans l’état d’alerte permanent, et le moindre pétard de Achoura fait sursauter d’effroi les grands-mères. La menace, aujourd’hui, vient du sud : Al Qaïda s’est installée au Sahara, et promet l’enfer au “Maghreb islamique”. Pour l’instant, c’est surtout l’Algérie qui paie : un peu moins de 100 morts depuis mars 2007. Mais gare ! Les adeptes de Ben Laden fonctionnent toujours ainsi : de longues périodes d’hibernation… avant une soudaine déflagration. Que le dieu de la raison nous protège.

Liberté d’expression : cavalcade en terrain miné

D’abord, les bons points : depuis 2005, le pôle audiovisuel public a été réorganisé et regroupé sous la houlette d’un même groupe, aux règles administratives assouplies. Résultat : une “TNT” marocaine offrant un bouquet de 7 chaînes publiques. En 1999, on en était à deux. L’audiovisuel a aussi été ouvert aux privés, d’où une floraison de radios et, prochainement (promet-on) un afflux de télés privées. Pas de doute, cela dit : la liberté d’expression, la vraie, celle qui s’embarrasse le moins d’autocensure, reste l’apanage de la presse écrite. Et là-dessus, malgré d’indéniables avancées, la situation est loin d’être rose.Jusqu’au 23 juillet 1999, et malgré la courte vue de certains journalistes indépendants, mythifiant l’ancien roi pour mieux stigmatiser son successeur, il était impensable d’écrire “Hassan II” sans le préfixe “Sa Majesté”. Certes, le fameux “Que Dieu Le Glorifie” n’était plus de rigueur dans les dernières années du feu Pharaon, mais tout de même… Le maximum de l’audace consistait alors à brûler Basri en sorcellerie tout en condamnant des années de plomb sans inspirateur ni responsable suprême. Le jour de la mort de Hassan II, un verrou psychologique a sauté. Les plus jeunes journalistes (ceux qui n’ont pas vécu l’apogée des affres hassaniennes), soudain libérés de la “peur du père”, ont osé. Et osé, et osé encore, au plus grand mépris d’un code de la presse régressif, mais auquel plus personne ne faisait désormais attention. Le salaire du roi, la vie des princes et princesses, les témoignages détaillés de tortures, le trafic de drogue, les tribunes aux indépendantistes sahraouis… aucun tabou ne semblait plus pouvoir résister à l’impétuosité des jeunes rebelles du clavier.C’est comme si, à la mort du chef, le terrain de la liberté d’expression avait été déserté par l’armée de la répression politique… Les plus téméraires se sont lancés corps et âmes, et non sans une certaine griserie, sur ce nouveau terrain d’apparence libéré. Mais d’apparence seulement, car les troupes hassaniennes avaient pris soin, avant de le déserter, de le truffer de mines anti-journalistes. Sans en fournir, évidemment, la cartographie.La première mine a sauté en 2000, quand Le Journal s’est aventuré à titiller l’armée en plaçant le valeureux capitaine Adib, pourfendeur de la corruption chez les militaires, sur un piédestal. Au premier prétexte venu (l’accusation de Youssoufi de velléités régicides passées), les couteaux sont sortis, et Le Journal (et aussi Demain et Assahifa, dans la foulée) ont été interdits. Une indignation mondiale plus tard, les trois journaux réapparaissaient, mais dans un climat désormais plus tendu.Depuis, c’est la guerre froide, et presse et pouvoir ont appris à s’apprivoiser mutuellement, non sans sérieux dommages. Ali Lmrabet, décidément trop turbulent au goût du Palais, a fini par être emprisonné, puis interdit d’exercice pendant 10 ans. En 2005, le temps des procès insignifiants soldés par des amendes exorbitantes est venu : 2 millions de dirhams pour TelQuel, puis 3 pour Le Journal, contraignant son directeur Aboubakr Jamaï à l’exil. En 2007, enfin, les procès politiques ont réapparu. Mais sur des thèmes plus fuyants, ne garantissant pas un soutien unanime aux “coupables” d’expression libre. Ainsi de l’affaire Nichane, qui vit le magazine arabophone interdit pendant 3 mois, et son ancien directeur, ainsi qu’une de ses journalistes, condamnés à 3 ans avec sursis pour avoir osé rapporter comment les Marocains riaient de la religion. Malaise et islamisme rampant… Avec l’affaire Ariri (directeur d’Al Watan Al An, accusé avec l’un de ses journalistes – Mustapha Hormatallah, emprisonné 7 mois – de publication de documents classés “secret défense”), l’armée a cherché, elle aussi, à imposer ses limites. Quant au Palais, il reste plus chatouilleux que jamais. Pour avoir osé s’interroger sur l’utilité des élections dans un système où le roi, in fine, détient tous les pouvoirs, l’auteur de ces lignes a été incarcéré deux jours, les deux magazines qu’il dirige (TelQuel et Nichane) saisis, et un procès lui a été intenté pour “manquement au respect dû à Sa Majesté le roi”. Après de multiples reports, le procès est toujours en cours à l’heure où ces lignes sont écrites…En 2008, les amendes exorbitantes ont fait leur grand come-back avec l’affaire Al Massae. Pour avoir imprudemment accusé un substitut du procureur (non nommé) de “perversion sexuelle”, le quotidien arabophone a été lourdement condamné. Si le verdict de culpabilité était somme toute logique, les dommages-intérêts exorbitants auxquels a été condamné Al Massae sont un record absolu : 6 millions de dirhams !! A l’heure où ces lignes sont écrites, l’affaire est encore en appel, tandis que l’Etat serre vigoureusement la vis contre Al Jazeera, dont le bureau à Rabat, après le retrait d’accréditation de son directeur, est menacé de fermeture…Avec tout cela, il faut néanmoins souligner une chose : la presse n’est pas sans ressources, et elle se défend vigoureusement à chaque attaque, engrangeant un large soutien de la communauté internationale. Certains disent que le règne de Mohammed VI est une ère noire pour la presse, arguant que jamais autant de procès n’ont été intentés aux journalistes. C’est oublier un peu vite que sous Hassan II, au temps où les journalistes étaient raflés et tabassés comme de vulgaires gauchistes, les procès étaient un luxe que personne n’osait espérer. Et que désormais, à chaque nouveau procès, la presse soude ses rangs et en sort plus forte. Bref, entre surchauffes et périodes d’accalmie, le combat continue…

L’affairisme effréné des M6 boys

Au début, on trouvait ça plutôt bien, que les affaires royales se fassent ouvertement. Il faut dire que sous Hassan II, on ne savait quasiment rien de ces choses-là, et il n’était pas rare que de pleines valises de cash frappées du sceau alaouite circulent entre Casa et Rabat, en dehors de toute comptabilité… L’omerta régnait et Siger (anagramme de “régis” – roi, en latin, et nom du holding contrôlant les affaires royales, dont l’ONA) ressemblait plus à une énorme caisse noire qu’à un groupe économique moderne. Puis Mohammed VI est arrivé, affichant la volonté de dépoussiérer et rationaliser les méthodes de gestion de son gigantesque héritage. On a d’abord commencé par saluer la volonté de transparence impulsée par le jeune roi, et pilotée par son secrétaire particulier et homme de confiance Mounir Majidi. Les affaires royales allaient désormais se faire au grand jour, et dans les règles de l’art, annonçait-on.Mais la machine n’a pas tardé à s’emballer. Les opérations capitalistiques et financières d’envergure (avec à leur tête, la création par fusion/absorption du monstre bancaire Attijariwafa) se sont enchaînées et le groupe s’est invité dans les secteurs économiques les plus porteurs du pays : énergie, assainissement, télécoms… Au point que la question s’est vite imposée : quel est le but de tout ça ? S’agirait-il, en fin de compte, de faire une OPA sur l’économie marocaine ? Et si la transparence n’était qu’un moyen de donner bonne conscience à des gens qui parlent de patriotisme économique (notamment en défendant le concept de “champions nationaux”, rempart contre la mondialisation) alors qu’il ne s’agit en fait que de voracité ? Aujourd’hui, Siger est de loin le holding le plus puissant du pays et sa tête de pont l’ONA, à elle seule, représente l’équivalent de 8% du PIB. Grâce à sa force de frappe bancaire et au soutien sans faille de la CDG, le holding royal remodèle le capitalisme marocain à sa convenance. C’est devenu tellement énorme que l’argument moral (un chef d’Etat n’a pas à faire des affaires, quelles que soient les circonstances) est tout simplement devenu inaudible.Quant aux “règles de l’art”, corollaire supposé de la transparence, elles sont loin d’être observées dans la conduite des business royaux. La libre concurrence, notamment, n’est plus qu’un slogan dès que quelqu’un s’avise de “gêner” la suprématie royale dans les affaires. Ainsi, le banquier Othman Benjelloun s’est-il vu traîner plus bas que terre parce qu’il avait eu l’audace de penser concurrencer Sa Majesté, en lui raflant la majorité du capital de la SNI, puis de l’ONA. 6 ans et une défaite boursière cuisante plus tard (due à des pressions politiques sur les détenteurs de titres SNI), Benjelloun n’a pas fini de panser ses plaies. Grâce à son génie propre des affaires, il a su redresser le cap de son groupe, menacé de sombrer suite à la vindicte royale. Mais il garde un profil bas, et a définitivement compris la leçon : la libre entreprise, oui, mais à condition de ne jamais oublier qui est le “boss”…Quant à Mounir Majidi, l’homme lige du capitalisme royal, il est désormais sur orbite et se permet des incursions dans la vie publique. Pour son premier contact avec le monde de la culture, il a spectaculairement accru le budget du festival Mawazine, attirant à Rabat une brochette sans précédent de stars planétaires – Whitney Houston à leur tête. Majidi se frotte aussi au sport, en coiffant la très ambitieuse “Académie Mohammed VI de football”, censée former les stars marocaines de demain. Bombardé président du FUS (Fath Union Sport), il ambitionne aussi de doter la capitale d’un “sports and business center” de dimensions européennes. Pour ce faire, il a voulu acquérir un gigantesque terrain au centre de Rabat… au dirham symbolique ! Certes en échange d’infrastructures sportives qu’il offrirait à la capitale, mais avec un cahier des charges scandaleusement vague. Les mauvaises habitudes sont toujours là…

Insondable pauvreté…

La lutte contre la pauvreté est la grande affaire de Mohammed VI. Dès son avènement, il s’est attaché à donner corps à une certaine fibre sociale, devenue sa première marque de fabrique. Fondation Mohammed V, “Tous unis pour aider les démunis”… Le “roi des pauvres” a incontestablement payé de sa personne, sillonnant le royaume et n’hésitant pas à serrer les plus miséreux dans ses bras, sous l’œil incrédule des cameramen. Mais la politique de charité institutionnelle s’est vite essoufflée, à mesure que les sarcasmes sur le mode “harira pour tous” s’accentuaient.En mai 2005, changement de cap : le roi lance l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH), rapidement rebaptisée par la rue “l’indihach” (la stupéfaction). Son principe est, en effet, difficile à croire : les collectivités territoriales et les relais locaux du ministère de l’Intérieur (chioukh, caïds, moqaddems, etc.) sont appelés à travailler main dans la main avec la société civile, les ONG, et toutes les structures non gouvernementales qui ont à cœur de faire reculer la pauvreté, en lançant des projets de développement tous azimuts. Et Mohammed VI entend y mettre les moyens : 10 milliards de dirhams en 5 ans. Objectif : réduire le taux de pauvreté de moitié d’ici 2010.Nous sommes mi-2008, et aucun bilan d’étape global n’a encore été dressé. Il faut dire que le concept, malgré la propagande intensive déployée pour le servir, n’est pas encore vraiment clair. Qu’est-ce qui relève de l’INDH et qu’est-ce qui n’en relève pas ? Devant ce flou, les inévitables magouilles ont commencé à fleurir, et beaucoup d’édiles véreux ou d’ONG peu recommandables apposent le label INDH sur tout et rien, juste pour parer des intérêts inavouables des atours royaux. Pas mal de choses, néanmoins, ont été réalisées ; en témoigne l’inlassable activisme du roi, qui a parcouru des dizaines de milliers de kilomètres à la rencontre des plus défavorisés de ses sujets. Une citerne d’eau, un nouveau dispensaire à inaugurer ? Le “roi des pauvres” accourt. A tel point que certains l’ont surnommé “inaugurator”. Mais quel est l’impact réel de tout cela sur la pauvreté, toujours endémique ? Personne, jusqu’ici, n’a été en mesure de le chiffrer avec exactitude…Un dernier mot là-dessus : l’INDH est présentée par l’entourage royal comme un “chantier de règne”, voire “le projet de société de Sa Majesté”. A priori, ce n’est pas une mauvaise idée. Faire reculer la pauvreté, quoi de plus noble ? Mais ce qu’on appelle “projet de société”, c’est une idée dont la réalisation change la face d’un pays, oui, mais aussi une idée clairement formulée, que tout le monde comprend clairement. Sans cela personne n’y adhérera jamais. Or, “Al moubadara al wataniya li-tanmiya al bachariya”… c’est tout sauf un emballage marketing séduisant. Demandez à n’importe qui dans la rue de vous expliquer de quoi il s’agit, vous n’aurez pas deux réponses identiques ! Eh oui, la communication est indissociable de l’action et ça, le Palais refuse toujours mordicus de le comprendre…

Sahara : le Maroc reprend la main

Manhasset, c’est fini ! C’est du moins ce que la direction du Polisario a déclaré en juin 2008, après 4 rounds de négociations infructueuses avec le Maroc dans cette banlieue new-yorkaise. En cause : “L’alignement sur les thèses marocaines” (dixit le Polisario) du Hollandais Peter Van Walsum, envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU dans la région. Le malheureux avait eu le tort d’estimer “irréaliste” l’aspiration à l’indépendance du Sahara, lui préférant un accord politique dans le cadre de l’autonomie sous souveraineté marocaine. Malgré ce blocage temporaire (avec ou sans Van Walsum, le processus finira bien par reprendre, faute d’alternative), le Maroc conserve un avantage indéniable “là où ça compte” : chez les grandes démocraties occidentales. “Sérieux”, “crédible”… on ne compte plus les éloges décernées au plan d’autonomie marocain par Washington, Paris et Madrid. En gros : à nous la monnaie et le drapeau, aux Sahraouis la gestion d’à peu près tout le reste, selon des modalités ouvertes à la discussion. En comparaison, le “plan” du Polisario fait piètre figure. Improvisé en catastrophe la veille (!) de la remise du plan marocain au secrétaire général des Nations Unies, en avril 2007, il ne propose rien de notable, hormis une promesse peu convaincante de “partager les ressources naturelles du territoire”, une fois l’indépendance acquise. Avec son plan d’autonomie, peaufiné dans le plus grand secret, Rabat a frappé fort, et a spectaculairement renversé la vapeur. Depuis le cessez-le-feu de 1991, et notamment depuis l’arrivée au pouvoir de Mohammed VI, le Maroc perdait peu à peu sa crédibilité sur ce dossier, accréditant l’opinion générale que le royaume n’arrivait pas à se dépatouiller de sa mauvaise foi. A tel point qu’en 2002, nous avons entendu le boulet siffler à nos oreilles, quand James Baker, ancien secrétaire d’Etat américain et toujours influent auprès de l’administration Bush, a cherché à forcer la main au Maroc en imposant un plan de règlement désastreux pour notre sacro-sainte “intégrité territoriale”. Aujourd’hui, avec ce plan d’autonomie très intelligemment ficelé, nous avons clairement repris la main, et les grandes puissances nous soutiennent. Cela suffira-t-il pour forcer la main à l’Algérie, qui s’accroche mordicus à ce “joker régional” que l’affaire du Sahara a toujours représenté pour elle ? “Le Maroc ne saurait être otage ou prisonnier des calculs d’autrui”, a déclaré Mohammed VI dans son discours du trône de 2007. C’est pourtant le cas depuis 33 ans que dure ce conflit. Un conflit qui pourrait tout aussi bien se prolonger éternellement… à moins que les grandes puissances ne s’en mêlent sérieusement, au-delà de leur soutien affiché au Maroc. Si le dossier évolue en notre faveur, ce n’est pas forcément à Manhasset que ça se passera…

Tel Quel, 18 nov 2008

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MAROC : Mohammed VI, l’intouchable?

Vous n’allez pas écrire que le roi aime le risotto? », supplie le cuisinier du restaurant italien d’un grand hôtel de Marrakech, éperdu d’avoir laissé échapper ce secret défense devant une journaliste. Et cet habitué du palais qui regrette d’en avoir trop dit: dans un moment d’exaltation, il vient en effet de louer la bonté de Mohammed VI, qui fait la lecture tous les jours à un ami malade. Mais surtout, qu’on ne le cite pas: « Sa Majesté pourrait me soupçonner de flagornerie… » A l’heure où les faits et gestes de la plupart des têtes couronnées sont aussi médiatisés que ceux des stars de cinéma, il est interdit de parler du monarque marocain, même pour en dire du bien.

Qui est cet homme de 48 ans qui règne depuis près de douze ans sur le royaume chérifen? Regard noir, cheveux ras, toujours l’ombre d’une barbe sur un visage impénétrable. Alors que le Maroc est à son tour gagné par la fièvre démocratique qui s’empare du monde arabe, il sera peut-être le seul dirigeant de la région à avoir su désamorcer la révolte à temps. En Occident, il incarne la modernité et l’ouverture. Mais, dans son royaume, il est l’objet d’une étrange vénération. « Faire un portrait du roi, vous n’y pensez pas ‘.C’est impossible. Le rencontrer? Il serait plus facile de voir Dieu… », s’exclame un diplomate proche du palais. Le roi est le secret le mieux gardé du royaume. Le sujet tabou par excellence, l’une des dernières lignes blanches – avec la question du Sahara occidental – que la presse ne doit franchir sous aucun prétexte. Il y a deux ans, l’hebdomadaire « Tel Quel » a été interdit pour avoir osé évaluer le bilan du monarque. Le sondage montrait pourtant que 91% des Marocains le jugeaient positif ou très positif!

Comme le Seigneur des Ténèbres dans « Harry Potter », Mohammed VI est celui dont on ose à peine prononcer le nom. Pourquoi tant de mystère? Pourquoi ce respect qui semble s’imposer à tous? Bien sûr, « le peuple l’aime ». Le 1er juillet, les Marocains ont plébiscité par référendum son projet de révision constitutionnelle, avec un enthousiasme et un score (98%) qu’un Ben Ali ou un Kadhaf n’obtenaient qu’en bourrant les urnes et en achetant les voix. Mais cette popularité n’explique pas à elle seule la « sanctuarisation » de celui que l’on surnomme ici « M6 ». Le roi lui-même entend se protéger. Surtout, sa cour et la classe dirigeante marocaine travaillent de concert pour le soustraire aux curiosités. Plus encore aujourd’hui, en ces temps troubles de printemps arabe aux révoltes contagieuses, il faut gommer l’homme pour consolider le mythe.

« Sous Hassan II, on avait peur du roi, aujourd’hui, on a peur pour lui », avaient coutume de dire les Marocains au début du règne de Mohammed VI. Désormais, face au pays qui gronde, l’élite marocaine a aussi peur pour ses privilèges et se retranche derrière la monarchie consensuelle, ses rites et ses fastes. La hiba, ce sentiment de crainte et de déférence qui faisait courber l’échine aux sujets de Hassan II, a rejailli sur son fils parce que le makhzen, l’« Etat » marocain, y trouve son compte. Il suffit pour s’en convaincre d’observer ces directeurs d’entreprise qui, recevant un coup de fil du palais, se dressent soudain au garde-à-vous alors que leur interlocuteur ne peut pas les voir… Dans ce pays où l’identité nationale s’est construite autour de la monarchie, M6 a beau avoir abdiqué son caractère sacré, il reste magique aux yeux de ses sujets. Après le résultat du référendum, malgré la chaleur de l’été, l’aristocratie respire. C’est la monarchie et la vénération qu’elle suscite chez les Marocains qui retarde l’heure des comptes.

Voilà pourquoi, dès qu’on pose la question la plus anodine sur Sa Majesté, on vous regarde comme si vous aviez commis la pire des inconvenances. Il ne faut pas donner un « corps au roi ». L’homme, pourtant, a une histoire, lourde et pleine de secrets. Il fallait le voir le 17 juin dernier.

C’était le jour le plus important de son règne. Mais, comme souvent, il donnait l’impression de vouloir être ailleurs… Ce soir-là, vers 20 heures, le Commandeur des Croyants s’engage à limiter ses pouvoirs et à instaurer une monarchie parlementaire. Un discours historique. Mais le roi avale péniblement sa salive et se lance dans une récitation fastidieuse des articles de loi, les yeux rivés sur ses papiers. « Cher peuple, je m’adresse à toi pour renouveler notre pacte par une nouvelle Constitution… » M6 a toujours détesté parler en public. Son premier discours, il l’a prononcé en tremblant à l’âge de 7 ans devant des agriculteurs, sous le regard impitoyable de son père.

L’ombre d’Hassan II est toujours là, écrasante. Et chaque péroraison ravive le souvenir de ces moments solennels où l’effroi le disputait à l’ennui quand le petit Mohammed n’était que le figurant de son célèbre géniteur. En 1974, à 10 ans, il avait été chargé de le représenter à l’enterrement de Georges Pompidou. Un enfant habillé d’une djellaba blanche et coifé d’un tarbouch grenat, l’air perdu sur les bancs de Notre-Dame. « J’avais l’impression d’être une petite virgule rouge dans la cathédrale… », dira plus tard Mohammed VI. Ce 17 juin 2011 aussi, devant les caméras qui filment ses promesses de « révolution tranquille », il a l’air au supplice. Engoncé dans un costume trop ajusté, flanqué pour symboliser la pérennité de la monarchie des deux héritiers du trône, son fils, le prince Moulay el-Hassan, et son frère, le prince Moulay Rachid, aussi rai de que lui. Et puis il y a ce trône démesuré, rose et doré, qui se profile derrière lui, comme une menace. Avant d’y accéder, Mohammed VI a beaucoup enduré.

Son père Hassan II n’a jamais vu en Mohammed un fils, mais un successeur. Dès sa plus tendre enfance, il l’oblige à assister à toutes les audiences royales, tout en lui interdisant d’y prononcer un mot. Lorsque le prince a un accident de voiture à l’âge de 22 ans, il lâche: « L’inquiétude du roi a été supérieure à celle du père… Je voyais vingt années d’éducation, deformation complètement anéanties. » Pour le former au métier de roi, Hassan II a appliqué les méthodes héritées de son père, Mohammed V. Contrôle serré des résultats scolaires, sélection sévère de ses camarades de classe – qui sont aujourd’hui devenus ses conseillers -, surveillance étouffante de ses loisirs… Mais Hassan II y a ajouté une dose de cruauté. Il convoque son fils à 5 heures du matin pour le sermonner, l’humilie publiquement. Sur les photos d’époque, on voit le jeune Mohammed, petit garçon tendre et rêveur, qui se tient craintif aux côtés de son père, avec ce rictus d’inconfort qui ne le quittera plus, comme s’il redoutait toujours de recevoir une correction. « Dans la société marocaine, Freud, nous ne connaissons pas, a dit un jour Hassan II dans une interview au «Figaro». On manipule ses enfants directement, même si ça fait mal aune jointure… »

C’est cette violence, exercée par un père à la fois haï et admiré, qui a façonné le futur roi et son rapport au pouvoir. « Comme si Hassan II avait voulu faire payer à son fils le fait qu’un jour il allait lui succéder », explique un proche. La perversité du monarque est inépuisable. Ainsi il laisse entendre au prince héritier qu’il pourrait bien céder le trône à son cousin, le prince Moulay Hicham, un brillant jeune homme qu’il élève comme son fils depuis la mort de son père, et qui se montre passionné par cette chose publique qui assomme tant le petit Mohammed. Dans ces rivalités d’enfance vont naître les prémices d’une dissidence qui sera d’autant plus nocive pour le futur roi qu’elle vient du cercle le plus intime du palais. Plus tard, Moulay Hicham, qui appelle de ses voeux une réforme de la monarchie, ne ménagera pas ses critiques contre Mohammed VI. La presse, qu’il aime autant que son cousin la fuit, l’appellera « le prince rouge ».

Lorsque Hassan II meurt, le 23 juillet 1999, Mohammed VI semble vouloir tourner la page noire du régime chérifen qui, loin des résidences luxueuses où le roi son père recevait ses amis, enfermait et torturait ses opposants. Il choisit d’habiter les palais que son père boudait, fuit ceux qu’il aimait. A Rabat, il réside dans sa villa Dar Salam, aux Sablons, et non au palais royal. Déboulonner la statue du commandeur, exister enfin.

Les Marocains accueillent ainsi la réhabilitation de l’opposant Abraham Sarfati, un leader prosahraoui de confession juive, et la destitution de Driss Basri, le détesté ministre de l’Intérieur d’Hassan II qui était aussi chargé de surveiller le prince, comme le signe d’une ère nouvelle. Pour les jeunes, c’est l’heure de l’espoir et des slogans: « Génération M6 », « le roi des pauvres » … La censure allège son carcan sur la presse. Même des membres du premier cercle du roi, comme Hassan Aourid, collaborent à ces nouveaux journaux où soufle un vent de liberté. Le fils veut apurer le passif du père. En 2004, il crée une instance, Equité et Réconciliation, chargée de faire la lumière sur les « années de plomb » de l’ère Hassan II . La commission épluche plus de 16 800 dossiers et entend 200 victimes. Il lance aussi une réforme du Code de la Femme qui instaure l’égalité entre les époux. Pourtant, la parenthèse enchantée fnit par se refermer. Les journaux irrévérencieux envers la monarchie sont privés de publicité. Certains mettent la clé sous la porte. Les organisations des droits de l’homme – tout en reconnaissant que l’étau de la répression se desserre – continuent à dénoncer les traitements subis par les détenus.

M6 rattrapé par le fantôme d’Hassan I I . Par les lourdeurs de la monarchie et d’une courtisanerie d’un autre âge. Comment résister lorsque vos anciens amis d’enfance se prosternent devant vous, que vous vivez dans un monde où l’on dore à l’or fin les sabots de vos chevaux et que vous pouvez d’un froncement de sourcil décider des fortunes ou du malheur de vos sujets? « J’ai changé », admettra le roi lui-même dans l’un de ses rares entretiens avec la presse. En douze ans de règne, le jeune homme timide et compatissant a goûté à l’ivresse du pouvoir absolu. Un diplomate raconte qu’en recevant certains dirigeants occidentaux il se laisse parfois aller à leur rappeler que leurs pouvoirs respectifs ne sont pas soumis aux mêmes échéances… « Mon rythme est celui du Maroc. Ce n’est pas nécessairement le même que celui que veulent nous imposer, avec arrogance et ignorance, certains observateurs transformés en procureurs. »

Aujourd’hui, les plus téméraires murmurent qu’il a mauvais caractère. Une colère du roi et toute la géographie du pouvoir marocain se trouve bouleversée. Telle éminence, autrefois incontournable, devient un sous-fifre. La disgrâce peut conduire à l’exil. « Mais le pire, raconte un membre du sérail qui a fait les frais des bouderies royales, c’est quand vous n’êtes même pas congédié. Vous l’apercevez encore, mais lui ne vous voit plus. Vous faites antichambre en vous gavant de clubsandwichs au homard, vous prenez du poids, malheureux, en espérant regagner ses faveurs. Cela peux durer des mois. » Ces disgraciés, on les croise, mal peignés, presque en deuil, dans les salons de la haute bourgeoisie marocaine. Il y a même une série de noms pour désigner leur triste condition: le moharem, le roi ne le voit plus ; le penek, il ne lui parle plus… Les bannis sont privés de fêtes nomades et de voyages officiels. Les autres évaluent en permanence leur cote à un mot gentil, un regard appuyé. « Exactement comme au temps de son père, lorsqu’on chronométrait ses poignées de main », se souvient un familier d’Hassan II.

Surtout, « le roi des pauvres », qui voulait pourtant rompre avec les habitudes de son père grand amateur de bijoux et de Rolls, ne cache désormais plus ses goûts de luxe. Il a ses habitudes dans les boutiques de la rue Saint-Honoré à Paris et de Madison Avenue à New York. Son garage compte plusieurs centaines de véhicules – dont les voitures de collection héritées d’Hassan II – parquées dans un écrin de verre et d’acier. Sa dernière folie? La construction du magnifique hôtel Royal Mansour à Marrakech, qu’il a supervisée lui-même jusqu’aux plus infimes détails. Les suites les plus luxueuses, vitrines des chefs- d ‘ oeuvre de l’artisanat marocain, abritent souvent la famille royale et sont facturées plusieurs dizaines de milliers d’euros la nuit.

Est-ce le désir de surpasser son père qui explique cette frénésie? En 2008, le magazine « Forbes » a classé Mohammed VI au 7e rang des fortunes royales, loin devant la reine d’Angleterre et l’émir du Koweït, avec un patrimoine estimé à 2,5 milliards de dollars. Selon les calculs du magazine, l’entretien et la maintenance des douze palais royaux coûteraient 1 million de dollars par jour. « Hassan II se servait de son argent pour consolider son pouvoir, M6 maximise ses richesses, il est de son temps », décrypte un grand banquier marocain. Indécente richesse, dans un pays où 5 millions de personnes vivent avec moins d’un euro par jour? Les Marocains, pourtant, accusent la cour plutôt que le roi. Et en particulier ses deux plus proches conseillers, Fouad Ali el-Himma et Mounir Majidi: les deux principales têtes de Turcs des manifestants du mouvement contestataire dit « du 20 février ».

Les deux hommes sont les piliers du « système M6 ». « Si vous voulez faire des affaires au Maroc, il vous faudra obligatoirement passer par le roi, Fouad Ali el-Himma ou Mounir Majidi, secrétaire particulier du roi et patron de la holding Siger, qui s’occupe des intérêts économiques de la famille royale », explique – dans un câble récemment révélé par WikiLeaks – un homme d’affaires proche du palais, non pour le déplorer mais simplement pour indiquer aux Américains la marche à suivre. « La holding royale Siger contrôle les entreprises privées, notamment en captant l’épargne marocaine et l’argent de la Caisse de Dépôt et de Gestion. Résultat: M6 est le premier banquier et le premier assureur du pays. On assiste à une véritable «monarchisation” de l’économie », se désole l’ancien journaliste Aboubakr Jamaï.

Aujourd’hui, pourtant, Fouad Ali el-Himma et Mounir Majidi font partie de ces parias à qui le roi n’adresse presque plus la parole. Cette captation des richesses par le palais a exaspéré le « makhzen économique », autrement dit la grande bourgeoisie marocaine. L’un deMohammed 6: le monarque funambuleMohammed 6: le monarque funambule

ses représentants enrage: « Les nouveaux conseillers bling-bling du roi ont pété les plombs. Nous, au moins, nous avons l’argent discret, un peu comme la bourgeoisie lyonnaise, si vous voulez. Et ils nous ont fait honte. » A entendre cet homme d’affaires, le roi a compris le message: pour l’instant, « son peuple » lui a fait la politesse de croire que seuls ses deux conseillers étaient responsables des maux dont soufre le Maroc. Jusqu’à quand? Et l’homme d’affaires de la vieille école de paraphraser Giuseppe Tomasi, qui décrit dans « le Guépard » une Sicile aux prises avec les tourments de la révolution: « Aujourd’hui, au Maroc, pour que rien ne change, ce que nous voulons tous, il faut que tout change. La Constitution, mais surtout la redistribution des richesses. » Pour qu’un jour le prince héritier, le jeune Moulay al-Hassan, puisse assumer, avec moins de difcultés que le roi, l’héritage de son père.

Sara Daniel

EMINENCES CRITIQUÉES

Deux conseillers du roi sont aujourd’hui dans le collimateur des contestataires: Mounir Majidi, son secrétaire particulier (surnommé « 3M »), homme clé de l’économie marocaine, et Fouad Ali el-Himma, son ex-ministre de l’Intérieur (ami d’enfance, « sélectionné » pour aller en classe avec le jeune Mohammed au Collège royal).

L’EPOUSE

Ingénieur en informatique, la princesse Lalla Salma est la première épouse d’un monarque marocain à avoir été présentée publiquement au peuple. Un journal marocain a été réprimandé par le palais pour avoir divulgué que son plat préféré était le tajine aux carottes et qu’elle aimait se promener pieds nus dans la résidence royale. Elle ne porte pas le voile.

LE GRAND-PÈRE

Le grand-père de M6, Mohammed V, qui dut s’exiler parce qu’il s’opposa à la domination française du Maroc, était adoré par les Marocains, qui le considéraient comme « le Père de la nation marocaine moderne ». Il pourrait recevoir de façon posthume le titre de « Juste des Nations » en reconnaissance de son action pour la protection des juifs marocains durant la Shoah.

L’OMBRE DU PERE

Hassan II a régné trente-huit ans (1961-1999). Et a formé son fils à la dure dès son plus jeune âge. En 1967 (ci-dessus), le petit Mohammed se tient à ses côtés lors de la commémoration de l’indépendance du Maroc. En 1976, il assiste à une conférence de presse à Paris (à droite). Au printemps dernier, M6 s’est engagé à modifier la Constitution héritée de son père, mais il a gardé le titre de Commandeur des Croyants, qui en fait une personnalité « inviolable et sacrée ».

“M6” EN CINQ DATES

21 août 1963 Naissance à Rabat.

23 juillet 1999 Proclamé roi du Maroc.

Juillet 2009 Grâce de 25 000 détenus pour les dix ans du règne.

1er juillet 2001 Référendum approuvant la réforme de la Constitution.

7 octobre 2011 Des élections législatives anticipées sont prévues.

VENERATION

Ce 30 juillet, comme chaque année, la cérémonie d’allégeance au roi, la Bay’a, viendra clôturer la fête du Trône. Le monarque y apparaît juché sur un étalon pour être le seul à ne pas toucher terre, protégé du soleil par un parasol. Oulémas, walis, ministres, hauts fonctionnaires et parlementaires se courbent à son passage en criant: « Que Dieu te bénisse, Majesté! » Les serviteurs du palais répondent: « Sa Majesté vous a accordé sa bénédiction. »

Source,

Août 2011