Mois : mai 2020

  • Pourquoi l’Algérie rompt avec un demi-siècle de non-ingérence?

    Dalia Ghanem*

    Des modifications constitutionnelles permettraient à Alger de participer aux opérations de maintien de la paix et d’envoyer des unités de l’armée à l’étranger.

    La semaine dernière, un avant-projet de la constitution algérienne révisée a été publié. Selon ce schéma, l’Algérie peut, «dans le cadre des Nations Unies, de l’Union africaine et de la Ligue des États arabes», participer aux opérations de maintien de la paix. En outre, le président peut décider d’envoyer des unités de l’armée à l’étranger après un vote majoritaire des deux tiers du parlement.

    S’ils étaient adoptés, ces deux amendements constitueraient un changement important. Depuis son indépendance de la France en 1962, l’Algérie a promu une politique de non-ingérence, poursuivant la médiation, l’inclusion et le dialogue avec tous les acteurs – y compris les islamistes tels que le Ennahda tunisien – sur l’intervention militaire.

    Lever un tabou

    Dans la nouvelle architecture régionale caractérisée par une multitude de menaces à ses frontières, l’Algérie tente de se repositionner en s’écartant de ses principes rigides non interventionnistes. Alors que le recadrage de cette doctrine peut prendre plus de temps et d’efforts, un tabou important est levé.

    Cela aura un effet dissuasif, décourageant potentiellement les acteurs étatiques et non étatiques de prendre des mesures indésirables ou de se livrer à une agression militaire contre les voisins directs de l’Algérie. Cela rendra également les actions de l’Algérie moins prévisibles, ce qui lui donnera un avantage tactique. Plus important encore, cela permettra à l’Algérie de projeter sa puissance militaire et de prendre les devants si une action bien préparée et bien dirigée par l’Afrique doit voir le jour dans la région.

    Alors, l’Algérie s’apprête-t-elle à devenir un acteur pertinent dans la gestion des multiples crises dans son voisinage direct?

    Ce qui est certain, c’est que le pays tente de maximiser la protection de son arrière-cour dans une région tumultueuse, où la Libye, entre autres États, a été une source de problèmes de sécurité.

    Il est trop tard pour que l’Algérie fasse une réelle différence en Libye. Ses efforts pour parvenir à un règlement politique ont échoué.

    Le début de la crise libyenne en 2011 était une occasion manquée – un moment qu’Alger aurait pu façonner grâce aux efforts diplomatiques et militaires. Au lieu de cela, son principe fondamental de non-intervention a ouvert les portes à une opération militaire mal conçue de l’OTAN, sachant qu’elle ne provoquerait pas une réponse algérienne décisive.

    Intervention à l’étranger

    Cette position a facilité l’ingérence étrangère et les indiscrets de divers acteurs régionaux et internationaux (Égypte, Émirats arabes unis, Qatar, France, Italie, Russie et Turquie), en plus du maréchal libyen Khalifa Haftar, dont l’offensive de plusieurs mois pour saisir Tripoli du gouvernement d’accord national (GNA) – bien qu’Alger ait qualifié la capitale de «ligne rouge que personne ne devrait franchir» – en est un bon exemple.

    On peut en dire autant des manœuvres diplomatiques infructueuses, comme l’opposition de l’Algérie en janvier à l’intervention d’Ankara en Libye. La Turquie a finalement envoyé des troupes pour soutenir le GNA.

    Les amendements constitutionnels suggèrent qu’Alger a tiré des leçons de ses erreurs en Libye depuis 2011. Ils lui permettraient d’être plus proactif si un autre conflit éclatait dans un État voisin. Parmi les pays limitrophes de l’Algérie figurent le Mali, le Niger et la Mauritanie, tous considérés comme des États fragiles, susceptibles de déclencher un conflit.

    Dans un tel scénario, l’Algérie pourrait désormais intervenir pour dissuader les menaces potentielles ou l’aventurisme militaire de tiers. Les adversaires de l’Algérie peuvent désormais peser plus soigneusement leurs options en matière d’intervention ou d’ingérence soit dans son voisinage direct, soit chaque fois que ses alliés sont menacés.

    Des études ont montré que les perceptions sont essentielles au succès ou à l’échec des efforts de dissuasion. Déployer une puissance militaire importante directement sur le chemin des acteurs étatiques et non étatiques non seulement briserait la prévisibilité de la politique étrangère algérienne, mais enverrait également un message fort et clair.

    Changement stratégique

    Pour ce faire, le gouvernement algérien doit planifier et préparer sa population à ce changement stratégique. Le côté de la planification est clair, car le pays dispose d’un budget de défense substantiel et a consacré des années au renforcement des capacités logistiques et à la formation des troupes.

    Quant au public, un débat national sérieux peut être nécessaire pour convaincre les citoyens de la nécessité du changement doctrinal. Cela impliquerait des messages sans ambiguïté à d’autres États que l’Algérie a non seulement les capacités, mais aussi la volonté de mettre à exécution les menaces si nécessaire. Toute perception de faiblesse compromettra les efforts de dissuasion.

    Compte tenu de son histoire diplomatique, de sa puissance militaire et de ses ambitions régionales, ce changement pourrait permettre à l’Algérie de remplir efficacement son rôle autoproclamé de courtier en énergie et de stabilisateur régional – le premier pas vers un changement de sa politique étrangère plus en phase avec la volonté de l’Algérie de être reconnu comme un fournisseur de sécurité régionale.

    Il est encore trop tôt pour dire s’il y aura un changement significatif dans la politique étrangère de l’Algérie, mais une chose est sûre: la rigidité doctrinale de la non-intervention n’est plus valable pour la sécurité et les intérêts nationaux de l’Algérie.

    L’Algérie doit mobiliser des ressources proportionnées à ses capacités réelles et afficher une ferme volonté de réagir si elle n’a pas d’autre choix.

    *Dalia Ghanem est une étudiante algérienne résidente au Carnegie Middle East Centre à Beyrouth, où son travail étudie la violence politique et extrémiste, la radicalisation et le djihadisme en mettant l’accent sur l’Algérie. Elle est l’auteur de nombreuses publications sur l’Algérie et a été conférencière invitée sur ces questions dans diverses conférences et commentatrice régulière dans les médias imprimés et audiovisuels arabes et internationaux.

    Source : Middle East Eye, 19 mai 2020 (traduction non officielle)

    Tags : Algérie, armée, Afrique, Maghreb, Afrique du Nord,

  • Propagande antiterroriste : Les attentats de Casablanca

    La vague d’attentats kamikazes qui a endeuillé le Maroc, le 16 mai 2003, a été présentée comme une opération conçue par Abou Moussab Zarquaoui pour les réseaux Al-Qaïda. Le royaume chérifien aurait rapidement arrêté les complices, les aurait jugés et condamnés, sauvant ainsi son processus démocratique. Une thèse taillée en pièces par le professeur Omar Mounir qui relève, dans un récent ouvrage, les incohérences de la version officielle. Selon notre enquête, les attentats pourraient être liés à la question saharaouie et auraient été utilisés par le gouvernement pour museler un parti islamiste que tous donnaient gagnant aux élections municipales imminentes.

    RÉSEAU VOLTAIRE | PARIS (FRANCE) | 28 FÉVRIER 2005

    Le 16 mai 2003, le Maroc est secoué par une vague d’attentats sans précédent. Par une série de cinq attaques quasi-simultanées dans la ville de Casablanca, le royaume est soudainement touché par le « terrorisme international ». L’opération fait une quarantaine de morts et une centaine de blessés. Immédiatement, le pouvoir adopte une législation antiterroriste jusque-là soumise à une forte opposition, et incarcère un grand nombre d’opposants politiques issus des mouvements islamistes. Ces mesures légitimes et appropriées sont d’une efficacité redoutable, le Maroc éradique rapidement le terrorisme et retrouve sa stabilité antérieure.

    C’est en tout cas la version officielle de cet événement qui a aujourd’hui disparu de la mémoire collective. Cependant, Omar Mounir, ancien professeur de la Faculté de droit de Casablanca, vient de publier un livre, Les Attentats de Casablanca et le complot du 11 septembre, dans lequel il expose les contradictions de la thèse des autorités marocaines. Replaçant cette vague d’attentats dans le contexte général de « guerre au terrorisme » et du conflit irakien, il propose une interprétation tout à fait différente de ces événements.

    Des versions contradictoires

    Dès les premières heures, les versions données aux médias sont très confuses, à la fois sur les cibles visées et sur le mode opératoire des terroristes. Pour le journal Le Monde, « trois voitures piégées ont explosé respectivement près du consulat de Belgique, de l’hôtel Farah-Maghreb (ex-Safir) et du Cercle de l’alliance israélite, et une ou deux bombes ont explosé à la Casa Espana (Maison d’Espagne), le centre culturel hispanique, pourvu d’un restaurant très fréquenté ». Dans son chapeau, le « quotidien de référence », se contredisant lui-même, explique que les attentats sont « pour la plupart des attaques-suicides de kamikazes ». Des kamikazes suffisamment amateurs pour rester à bord des voitures en stationnement qu’ils ont eux-mêmes piégées ? Dans le même article, le journaliste affirme qu’« une bombe aurait été apportée à l’entrée de l’immeuble [de l’hôtel Farah-Maghreb] par un kamikaze à pied, selon un témoin ». Le ministre marocain de l’Intérieur, Moustapha Sahel, explique que « ces attentats portent la signature du terrorisme international ». Selon lui, « le but visé par les terroristes était de porter atteinte au processus démocratique au Maroc et à son « pluralisme » politique ». Objectif atteint : dans les jours qui suivent, la police marocaine arrête de nombreux opposants issus des mouvements islamistes, alors même que le président du Parti de la justice et du développement, la branche politique de cette tendance, a qualifié ces attentats de « crime terroriste sauvage » [1].

    Les enquêteurs ne s’attardent pas beaucoup sur les motivations éventuelles des terroristes. Ils se contentent d’une cassette sonore distribuée en février 2003 et attribuée à Oussama Ben Laden dans laquelle celui-ci affirmait que « les musulmans doivent se mobiliser pour se libérer du joug de ces régimes apostats, asservis par l’Amérique. (…) Parmi les pays qui devraient être libérés figurent la Jordanie, le Maroc, le Nigéria, le Pakistan, le pays des deux saintes mosquées et le Yémen » [2].

    Selon la police, « une dizaine de kamikazes ont trouvé la mort et trois suspects, tous de nationalité marocaine, ont été arrêtés ». Parmi eux, figurerait un kamikaze blessé. Dans les jours qui suivent, la police identifie huit membres des cinq commandos et procède à une trentaine d’arrestations. L’enquête vise un groupe islamiste, Assirat Al-Moustaquim (Le Droit Chemin), une bande d’un quartier populaire de Casablanca qui prône une application rigoriste de la loi coranique. Dans la foulée, le président états-unien, George W. Bush, offre son aide pour « arrêter et traduire en justice les responsables » des attentats. Une proposition qui suscite immédiatement une forte opposition populaire, Bush étant même qualifié de « pompier-incendiaire ». Puis, après avoir interpellé deux autres kamikazes survivants, la police marocaine arrête « le coordinateur principal » des attentats, mais celui-ci décède avant d’avoir été présenté à la justice, de « mort naturelle ». Il n’empêche, d’après les enquêteurs, les personnes déjà arrêtées ont permis d’identifier huit des quatorze kamikazes, et de connaître l’intégralité du fonctionnement du réseau.

    Dans les jours qui suivent, c’est un suspect français qui est interpellé à Tanger. Ce dernier, Robert Richard Antoine Pierre, réside au Maroc depuis six ans et est rapidement soupçonné d’être un maillon essentiel du dispositif.


    Les suites judiciaires de l’affaire sont une véritable parodie de justice. Fin juin, une trentaine de Marocains arrêtés avant les attentats et soupçonnés d’appartenir à l’organisation clandestine « Salafia Jihadia » sont jugés… pour leur rôle dans l’opération de Casablanca ! Le procureur requiert contre eux la « peine maximale », donc la peine de mort pour une dizaine d’entre eux. Tous ont pourtant nié les faits à l’exception de Youssef Fikri, baptisé « l’émir du sang » par la presse. Le tribunal suivra malgré tout ces réquisitions [3].

    Quelques jours plus tard, alors que le ministre de la Justice Mohammed Bouzoubaa affirme que 700 personnes sont sous le coup de procédures judiciaires en raison de leur implication « directe ou indirecte » dans cette tragédie, le premier procès directement lié aux « attentats-suicides » s’ouvre à Casablanca. Les 52 suspects (qui seront bientôt 87) sont des membres de la Salafia Jihadia. Parmi eux, les trois kamikazes présumés rescapés. Ceux-ci sont d’ailleurs les seuls à être poursuivis pour leur rôle dans les attentats du 16 mai, les autres étant pour leur part soupçonnés d’avoir fomenté des projets similaires à Marrakech, Agadir et Essaouira. Ils sont jugés sur la base de la nouvelle loi antiterroriste, votée juste après l’attaque, en juin 2003 et appliquée rétroactivement [4]. Seul élément matériel retenu contre eux par l’accusation : « plusieurs cassettes faisant, selon elle, l’apologie du jihad en Tchétchénie, en Palestine et en Afghanistan et que les inculpés auraient visionné en groupe avant le drame du 16 mai » [5]. Au finale, quatre d’entre eux sont condamnés à mort et trente-neuf à la prison à perpétuité [6]. Un Français, Pierric Picard, arrêté et jugé dans le cadre de cette affaire, est acquitté.

    Un troisième procès s’ouvre fin août. Il permet à la justice marocaine de s’intéresser au cas de Pierre Robert (également appelé Richard Robert et Didier Robert), un « islamiste français » arrêté à Tanger le 3 juin 2005 et accusé par le parquet de Rabat d’être « le principal responsable de cellules terroristes constituées à Tanger, Fès (centre), Casablanca, et dans le nord du pays » [7]. Également visée, la Salafia Jihadia, dont le Français aurait été l’ « émir ». Pierre Robert, qui comparait aux côtés de trente-trois islamistes salafistes marocains, affirme le 9 septembre 2003 qu’il a travaillé pour la DST française, pour le compte de laquelle il aurait infiltré la mouvance islamiste algérienne. Il aurait été impliqué dans « le démantèlement d’un réseau de seize Algériens, Tunisiens et Marocains opéré conjointement dans cinq pays européens, dont la Belgique et la France, qui menaçaient, à travers des attentats à la bombe, la Coupe du monde 1998 ainsi que la cathédrale de Strasbourg » [8]. Le Quotidien d’Oran rappelle d’ailleurs que « la DST est concernée dans l’enquête de Casablanca, du fait que trois ressortissants français ont péri dans les attentats. Le lendemain des faits, quatorze agents de la DST sont arrivés au Maroc, dont les spécialistes de l’identification judicaire, des spécialistes en explosifs et des experts du laboratoire central, pour épauler leurs homologues marocains ». Bien que le ministère français ait immédiatement démenti ces informations, les déclarations de Robert font sensation. Cela n’empêche cependant pas la justice marocaine de le condamner lourdement, malgré l’absence de tout élément matériel dans le dossier d’accusation. Le 29 septembre, il écope de la prison à perpétuité, tout comme deux autres prévenus. Les autres sont condamnés à des peines allant de trois mois à trente ans d’emprisonnement, tandis que deux seulement sont relaxés [9].

    Ainsi se termine cette ténébreuse affaire. Avec cette dernière vague de condamnations, les autorités marocaines referment le dossier des attentats les plus meurtriers qu’a connus le Maroc, quatre mois seulement après qu’ils ont été commis. On ne sait pourtant rien, ni des motivations des auteurs, ni de l’idéologie de leur réseau, ni des cibles désignées, ni du mode opératoire. Tant sur le plan politique que matériel, ces attentats restent un mystère. Un mystère qu’Omar Mounir a choisi d’éclaircir.

    Le choix des cibles

    La première attaque a été commise dans le quartier de Sahat Al-Arsa, dans la vieille médina de Casablanca. Contrairement à ce qui deviendra plus tard la version officielle, l’attentat n’est pas réalisé par un commando de trois kamikazes, mais par un seul. Les trois autres victimes seraient simplement des passants, d’après les témoignages recueillis par l’hebdomadaire TelQuel. Les médias vont rapidement éclipser ce détail pour chercher à expliquer quelle était la cible du ou des terroristes. Selon eux, c’est le cimetière juif voisin qui était visé. Pourtant, comme le note Omar Mounir, « le dernier enterrement remonte quand même à 1950 » et l’explosion a eu lieu à plusieurs rues de son emplacement. Et l’auteur de s’étonner : « Venir avec, apparemment, l’intention de faire sauter un cimetière ou l’on ne sait quoi et ne même pas savoir où il se trouve ! ».
    Concernant l’attaque du Centre de l’alliance juive, elle est réalisée, selon des témoignages également recueillis par TelQuel, par deux terroristes munis de bombes. La veille, les terroristes y auraient perturbé un banquet de 150 personnes. Ils ont préféré l’attaquer alors qu’il était désert, un vendredi soir de shabbat. La troisième cible visée est le restaurant « Le Positano », qui se trouve en face de l’ambassade de Belgique. Il est fréquenté par une bonne partie de la communauté juive de Casablanca, et se situe dans le quartier de la ville qui compte le plus de synagogues. Il est également situé non loin de l’ambassade états-unienne. Mais là encore, les incohérences sont multiples : les terroristes se sont faits sauter, ou tout au moins les explosions ont eu lieu, à l’extérieur du restaurant et non à l’intérieur. Les victimes sont des passants, notamment un Français qui descendait de son véhicule. Aucun Juif ne pouvait être visé, puisque là encore, l’attentat a été perpétré le soir du shabbat.
    Voilà pour les trois attentats « ratés », où les victimes sont principalement les auteurs eux-mêmes. Seuls quelques passants subissent, parfois de manière fatale, les conséquences de la « maladresse » des terroristes. L’attentat qui vise les intérêts espagnols au Maroc est bien plus meurtrier. Vers 22h30, trois terroristes pénètrent dans la Casa de España, qui comprend un restaurant et un club social espagnol subventionné par Madrid. L’attaque fait vingt-deux morts, dont un Italien, deux Espagnols et dix-neuf Marocains.
    Enfin, le dernier attentat vise l’hôtel Farah. L’attaque fait trois morts : un kamikaze, un vigile et le concierge.

    Quelle est la logique de ces attentats ? D’après l’AFP, « les attaques (…) ont visé des cibles juives et des établissement fréquentés par des étrangers ». Pourtant, « la majorité [des victimes] sont des Marocains » [10]. En ce qui concerne les « cibles juives », il semble que les attaques n’aient pas été réalisées dans le but de tuer, puisque les lieux choisis ne pouvaient pas être fréquentés par des Juifs ce soir-là. D’où l’hypothèse d’Omar Mounir : les terroristes « voulaient avertir les Juifs et non pas les tuer, peut-être…. Les contraindre à quitter le Maroc pour Israël comme Sharon le leur demandera au lendemain des explosions ».

    Une seule cible peut être clairement identifiée : l’Espagne. Comme le note Omar Mounir, « le Casa de Espana se trouvait dans le même bâtiment que la Chambre de commerce espagnole, non loin de la mission catholique ibérique de Saint François d’Assise, derrière le restaurant. L’État et l’Église espagnols étaient donc représentés ici ». À quelques jours d’élections municipales cruciales pour le gouvernement Aznar, allié inconditionnel de Washington, celui-ci se retrouve ainsi confronté à un flot de critiques de José Luis Rodrigues Zapatero, qui l’accuse « d’avoir placé l’Espagne sur la liste des objectifs du terrorisme international » [11].

    Liens avec Al-Qaïda
    Au cours de leur enquête, les autorités marocaines vont désigner plusieurs groupes islamistes comme les responsables de l’organisation de ces attaques : Assirat Al-Moustaquim, puis la Salafia Jihadia. Deux organisations peu connues des spécialistes mondiaux du terrorisme. La presse évoque des connexions internationales multiples : le journal Al-Ittihad Al-Ichtikari affirme que « au moins deux kamikazes résidaient en Égypte et aux Émirats et seraient arrivés au Maroc par avion en provenance de Londres et de Bruxelles ». Le 5 juin, on apprend dans le Washington Post que les attentats étaient préparés depuis plusieurs mois et que l’ordre d’exécution a été donné par Abou Moussab Zarquaoui lui-même. Deux semaines plus tard, Al-Qaïda revendique les attentats « par l’enregistrement vidéo d’un homme masqué qui a promis de nouvelles opérations suicides ». Le même jour, le 23 juin, le journal As Sabah publie des informations selon lesquelles les attaques auraient été financées par « un groupe de Marocains résidant en Grande-Bretagne, dans des pays scandinaves, en Suède et au Danemark ». Ce qui permet de rattacher l’opération aux réseaux du terrorisme international, et notamment la nébuleuse Al-Qaïda d’Oussama Ben Laden. L’identité des kamikazes et leur origine sociale, abondamment diffusées dans la presse, vont pourtant totalement à l’encontre de cette théorie du complot. Venus des bidonvilles les plus défavorisés de Casablanca, les terroristes présumés étaient marchand ambulant, soudeur, poissonnier, ou encore gardien de parking. Un profil qui ne cadre pas avec la thèse des « agents infiltrés » soutenus de l’étranger… L’inexpérience des personnes choisies exclue également qu’elles aient pu mener ces attaques avec un timing aussi minutieux puisque les explosions se sont succédées, comme à Madrid, dans une plage horaire inférieure à 15 minutes.

    À partir de ces éléments, l’auteur élabore deux hypothèses : pour lui, les « kamikazes » ont agi sous l’emprise de psychotropes, et leurs bombes étaient actionnées à distance. Une hypothèse qui a le mérite d’expliquer pourquoi les bombes déposées à l’hôtel Farah-Maghreb et au Cercle de l’alliance israélite ont explosé avant que les terroristes ne soient ressortis du bâtiment. Cela expliquerait aussi pourquoi les informations sur les explosifs et leur dispositif de mise-à-feu sont aussi contradictoires. En définitive, on ne sait toujours pas aujourd’hui quel type d’explosif a été utilisé, qui a assemblé les engins et comment ils étaient censés être déclenchés, plusieurs journaux évoquant des minuteries de mise à feu fixées à 5 minutes. Un mécanisme qui exclurait que l’on parle de « kamikazes », et n’explique pas pourquoi la plupart des bombes ont explosé à l’extérieur des cibles qu’elles étaient sensées détruire.

    L’intérêt des islamistes à réaliser ces attentats reste par ailleurs l’objet de toutes les interrogations. L’opération a en effet eu lieu à quatre mois d’élections municipales pour lesquelles « observateurs et politologues s’accordaient à dire [qu’elles] allaient être un raz-de-marée islamiste ». La vague d’arrestations qui suit les attentats de Casablanca vise avant tout les figures les plus connues et les plus populaires de l’islamisme marocain, notamment Abdelbari Zemzmi, Mohamed Fizazik et de nombreux cadres du Parti de la justice et du développement (PJD), troisième formation politique au Parlement. Sous la pression, le mouvement ne présentera des candidats que dans 16 % des circonscriptions aux élections municipales. De ce point de vue, la vague de répression qui suit les attentats doit être comparée à celle qui suivit la victoire des islamistes algériens aux municipales de 1990, à la différence près qu’au Maroc les attentats ont permis d’agir avant le scrutin.

    Parallèlement, l’invention du délit d’« apologie de crime de terrorisme », qui permet de réprimer tout discours de contestation politique dont la virulence rappellerait celle d’organisations terroristes, permet aux autorités marocaines de déférer devant la justice plusieurs journalistes et directeurs de journaux. À l’unisson des « démocraties » occidentales après le 11 septembre, le Maroc a également adopté une législation antiterroriste ultra-sécuritaire peu de temps après les attentats.

    Tous ces éléments ne permettent pas de mettre à jour les motivations des auteurs des attentats. Tout au plus réduisent-ils à néant la version officielle en démontrant une opposition complète entre l’amateurisme supposé des « kamikazes » fanatiques et la préparation méthodique que présuppose une telle vague d’attaques simultanées. En renforçant l’assimilation des mouvements islamistes à la nébuleuse terroriste internationale érigée en nouvel ennemi par Washington, les attentats de Casablanca légitiment la guerre au terrorisme menée par les États-Unis depuis le 11 septembre 2001. L’absence de cohérence réelle dans le choix des cibles laisse pourtant supposer que l’objectif visé est encore largement inconnu du grand public. Tout comme les attentats de Madrid, qui surviendront neuf mois plus tard, les attentats de Casablanca doivent s’inscrire dans un agenda – ou au moins un contexte – dont la logique reste à déceler. Il est fort possible que la question du Sahara ex-espagnol, vieux sujet de discorde entre le Maroc et l’Algérie, y soit liée. Le 16 mai 2003, jour des attentats, le ministre des Affaires étrangères marocain, Mohammed Benaïssan, rencontrait Dick Cheney, Condoleezza Rice, Paul Wofowitz, Richard Armitage et le sous-Secrétaire d’État aux affaires du Proche-Orient, William Burns. Depuis près de trente ans, le Maroc occupe les deux tiers du Sahara occidental, une ancienne colonie espagnole. Depuis, il est confronté à une résistance armée du Front Polisario, qui prône l’autodétermination. Mais Rabat ne semble pas décidé à abandonner cette portion de territoire, riche en fer et en phosphate – voire en pétrole – et ce, malgré de nombreuses propositions de l’Organisation de l’unité africaine et de l’ONU.

    Cette question est devenue une préoccupation première de Washington depuis 2002 et l’adoption de l’ « Initiative Pan Sahel », lancée fin 2002 avec le Tchad, le Niger, la Mauritanie et le Mali pour « assurer conjointement la protection des frontières, le suivi des mouvements de personnes, la lutte contre le terrorisme et la coopération régionale ». Le tout avec un budget de 7 millions de dollars, avec une possibilité de réévaluation à hauteur de 125 millions dans les cinq ans à venir. Sous couvert de lutte contre Al-Qaïda et de son allié supposé, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat algérien, l’administration états-unienne a déjà considérablement accru son emprise militaire sur la région. Le Maroc aurait-il été sanctionné pour son intransigeance dans le dossier, qui bloque depuis des années le bon fonctionnement de l’Union du Maghreb arabe en polluant les relations entre Rabat et Alger ? Il est indiscutable en tout cas que les attentats de Casablanca sont arrivés au pire moment pour le pouvoir marocain, en pleine négociation diplomatique du nouveau plan Baker sur cette question. Ce plan prévoit notamment l’organisation d’un référendum au Sahara occidental d’ici à 2010, auquel tous les habitants de la région depuis fin 1999, qu’ils soient Marocains ou Saharaouis, seront autorisés à voter. Une proposition à laquelle le Maroc s’est opposé tandis que le Front Polisario y apportait son soutien, avec l’appui du Conseil de sécurité de l’ONU, fin juillet 2003.

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    [1] « Plusieurs attentats font au moins 24 morts à Casablanca », par Mohammed Chakir et Dominique Pettit, Le Monde, 18 mai 2003.

    [2] « Fragile Maroc », Le Monde, 28 mai 2003.

    [3] « Au Maroc, dix condamnations à mort dans le procès d’intégristes », Le Monde, 13 juillet 2003.

    [4] « Au Maroc, début du premier procès lié aux attentats-suicides de Casablanca »,Le Monde, 22 juillet 2003.

    [5] « Les inculpés de Casablanca nient en bloc », par Mounia Daoudi, RFI, 29 juillet 2003.

    [6] « Maroc : Le procès des attentats de Casblanca débouche sur 4 condamnations à mort et 39 à perpétuité », Quotidien du Peuple, 29 août 2003.

    [7] « Le procès de l’islamiste français Pierre Robert reprend au Maroc », Le Monde, 30 août 2003.

    [8] « Le cerveau des attentats de Casablanca est un agent de la DST », Le Quotidien d’Oran, 9 septembre 2003.

    [9] « L’ »émir » français Richard Robert échappe à la peine capitale au Maroc », par Jean-Pierre Tuquoi, Le Monde, 20 septembre 2003.

    [10] « Attentats au Maroc : le lien possible avec Al-Qaïda prend corps », AFP, 19 mai 2003.

    [11] « L’Espagne, objectif du terrorisme », Le Monde, 20 mai 2003.

    Source : Réseau Voltaire

    Tags : Maroc, Terrorisme, attentats de Casablanca, 16 mai 2003, salafisme, al qaida,

  • Belgique : Espions venus du Maroc

    Gilbert Dupont, La Dernière Heure

    Des agents actifs à Bruxelles à la recherche du trésor de Belliraj

    Des Belgo-Marocains de Bruxelles et leurs familles, de près ou de loin liées à l’affaire Belliraj, ont souffert, entre février et juillet, en Belgique, de la présence, des procédés et des agissements d’agents des services secrets marocains ou présentés comme tels.

    Leur objectif était aussi d’en savoir plus sur le trésor Belliraj , une partie de l’argent, estimée par les services marocains à 11 millions d’euros, provenant d’un hold-up au Grand-Duché, qui n’a pas été retrouvée.

    Selon des sources rencontrées par La DH/Les Sports, ces agents marocains ont recouru au chantage, à l’intimidation et à la menace. Ils se sont vantés de torturer Belliraj et Abdellatif Bekhti qu’ils détenaient dans leur centre de Temara. Belliraj, selon eux, avait travaillé pour eux dans l’affaire Mellouk. Dans les années 1990, Farid Mellouk, le dernier du groupe Kelkal (attentats GIA de 1995) était soupçonné de se cacher en Belgique. Les Marocains le payaient alors 40.000 francs belges/mois pour les aider à le localiser.

    À Bruxelles, des avocats s’étonnent de ces agissements tolérés sur le sol belge d’agents présentés comme liés à la DGET, la Direction générale des études techniques, le contre-espionnage marocain.

    En concurrence avec les services belges, ces équipes n’observaient pas la même déontologie et certainement pas les mêmes scrupules. Elles ont cherché à recruter. Elles ont dissuadé des Belgo-Marocains de travailler pour les Belges. Elles avaient l’avantage de travailler dans une communauté où le seul prononcé des initiales DGET provoque une sainte terreur.

    Pendant des semaines, des Belgo-Marocains de Bruxelles se sont cachés pour leur échapper. Des pressions ont été exercées sur les familles au Maroc.

    « Ils expliquaient qu’ils torturaient Bekhti et Belliraj à Temara, qu’ils leur lâchaient les chiens et aussi qu’ils les faisaient violer par des gardiens d’origine djbela (apparemment très opposée aux Rifains) pour casser leur honneur. »

    Les agents marocains auraient menacé de procéder à des enlèvements sur le sol belge. Ils ont cherché à attirer à Lille, hors Belgique, des Belgo-Marocains qui les intéressaient, notamment un frère Bekhti et un certain Boucif .

    dh.be, 31 déc 2008

    Tags : Maroc, Belgique, Belliraj, terrorisme, DGED,

  • Maroc – Les couacs de la lutte anti-terroriste

    Le fait que la cellule terroriste d’Abdelfattah Raydi ait pu préparer des attentats qui auraient dû être commis dans plusieurs villes du Maroc en dit long sur les lacunes des services de sécurité.
    Des lacunes déjà apparues au grand jour au lendemain des attentats de Casablanca en 2003 et qui ont été pointées par les Nations Unies. Analyse des carences mais aussi des difficultés auxquelles est confronté l’anti-terrorisme au Maroc. Publié pour la première fois la semaine dernière sur le site web www.geopolitique.com, ce document, daté de 2003, est encombrant pour les services marocains en charge de la lutte anti-terroriste de l’époque. Il s’agit d’un rapport rédigé par deux experts des Nations Unies mandatés au Maroc par le Groupe de suivi sur le terrorisme de l’ONU, du 5 au 10 septembre 2003. Composé d’une douzaine de personnes et placé sous la houlette d’un diplomate britannique, ce groupe est chargé de vérifier que les Etats membres des Nations Unies -dont le Maroc- appliquent les résolutions du Conseil de sécurité sensées aider à mettre fin aux réseaux de soutien au terrorisme international.
    La conclusion de ce rapport de deux pages rédigée par les experts à leur retour à New York, au siège de l’organisation, résume à elle seule les causes de l’échec de leur mission : « les autorités marocaines ne voulaient pas collaborer avec eux ». Pour étayer cette thèse, ils accusent le Maroc de ne pas les avoir laissés vérifier si la liste noire des individus soupçonnés d’être liés à Al Qaïda, et établie par les Nations Unies, avait bien été intégrée aux fichiers de la Police des frontières de l’aéroport Mohammed V de Casablanca. « Les experts n’ont pas été autorisés par les services de la police des frontières à contrôler le fait que tous les noms de la liste des Nations Unies avaient été ajoutés dans les ordinateurs utilisés pour contrôler les identités des passagers. La police des frontières n’a pas été prévenue à temps par le ministère des Affaires étrangères. Ils ont toutefois mentionné le fait que tous les noms avaient déjà été ajoutés dans leur système. Ils n’ont arrêté aucun des individus figurant sur la liste », écrivent-ils.
    Comptes bancaires suspects gelés dans l’anarchie
    Autre difficulté rencontrée : le contrôle des avoirs bancaires et financiers de personnes ou d’organisations suspectées d’être liées à Al Qaïda et gelés par les autorités marocaines. Sur ce point, le rapport des experts est accablant pour le Maroc. Par exemple, en ce qui concerne les comptes de la société textile Nascotex, “black listée” par les Nations Unies depuis septembre 2002, les experts relèvent que ses avoirs au Maroc n’ont été gelés que six mois plus tard, ce qui signifie que celle-ci a eu le temps de “transférer son argent à l’étranger”. Les experts onusiens pointent également le fait que les Marocains étaient incapables d’indiquer le montant des sommes de Nascotex gelées par leurs soins. Idem pour une autre société figurant aussi sur la liste noire de l’Onu, Akida Investment Company. Encore plus grave : les experts signalent que les autorités marocaines leur ont fourni un listing de comptes bancaires gelés sans être capables de dire à qui appartenaient ces comptes ni les montants bloqués !
    Toutefois, ce qui semble avoir le plus surpris les deux experts restent les affirmations des représentants du ministère de l’Intérieur qui ont « nié toute présence de cellules d’Al Qaïda dans le pays ou une quelconque menace persistante émanant de cette organisation ». Pourtant ce même rapport souligne que le Maroc a gelé 17 000 dirhams d’un compte bancaire au nom d’un certain Said Bahaji, bien connu des services de sécurité du monde entier : il est suspecté d’appartenir à la “cellule de Hambourg” qui a fourni de l’argent aux auteurs des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis et d’avoir partagé un appartement en Allemagne avec le kamikaze Mohamed Atta. Les déclarations des représentants du ministère marocain de l’Intérieur sont d’autant plus légères qu’un an plus tôt, ces mêmes autorités avaient affirmé qu’une cellule terroriste d’Al Qaïda avait été démantelée. Elle aurait eu pour projet de faire exploser à l’aide de Zodiacs piégés des navires de guerre anglais et américains croisant dans le détroit de Gibraltar. Parmi les personnes arrêtées lors de cette opération connue sous le nom d’« opération Gibraltar » figuraient quatre Saoudiens. De surcroît, l’un des hommes-clés de cette cellule, dite de Gibraltar, le saoudien El Gareh avait, lors de son interrogatoire dans les locaux de la DST à Temara, déclaré que le Maroc était « dans la ligne de mire d’Al Qaïda ». Il avait même été encore plus explicite, lançant : « Personne, même le Maroc, n’échappera au mektoub par Allah ».
    Pieds et mains liés par l’Arabie Saoudite
    Ce n’est toutefois pas la première fois que des représentants de l’autorité marocaine emploient ce type d’arguments. En ce qui concerne les attentats de Casablanca, le numéro deux de la DST de l’époque, Noureddine Benbrahim, a confié en mai 2003 à des agents travaillant pour les services français que « se retourner vers Al Sirat al Moustakim (le groupe présenté comme responsable des attentats de Casablanca) est une décision prise au plus haut niveau en coordination avec les Français et les Américains pour limiter l’impact sur la situation interne. Car dire que ces attentats sont signés Ben Laden entraînera une panique totale dans le pays », « et la fureur de l’Arabie Saoudite », aurait très bien pu ajouter Noureddine Benbrahim…
    C’est là en effet l’une des principales difficultés à laquelle a été confronté l’anti-terrorisme marocain au lendemain des attaques sur Casablanca. Comment en effet lutter efficacement contre le terrorisme quand on a besoin des capitaux du Golfe et sans se mettre à dos l’Arabie Saoudite dont le jeu idéologique pervers dans les années 80, 90 et au début des années 2000 n’est plus un secret pour personne ? En ce qui concerne le 16 mai 2003, Noureddine Benbrahim a déclaré aux espions français qu’au moins deux ressortissants du Golfe -un Saoudien et un Emirati- figuraient parmi les terroristes mais que le ministère marocain de l’Intérieur s’était tu pour « préserver les amis du Maroc ». C’est en tout cas ce que l’on peut lire sur une note blanche émanant du ministère français de la Défense et rédigée quelques jours à peine après les attentats de Casablanca. Noureddine Benbrahim y effectue aussi le recoupement suivant pour accréditer l’implication d’Al Qaïda : un homme d’affaires émirati (“un ancien ami”) lui a confié, lors d’une soirée à Ryad, avoir entendu un très jeune cheikh saoudien faisant partie de “l’institution religieuse” parler des « Marocaines qui sont commercialisées par les maquereaux (…). Et qu’il faut les frapper afin qu’ils quittent ce pays musulman et obliger le roi à se débarrasser de ses conseillers (…) ». L’homme d’affaires émirati s’était alors ému du fait qu’un jeune Saoudien n’ayant jamais quitté son pays soit en mesure d’être aussi précis sur le Maroc, noms de conseillers royaux, dont certains discrets, à l’appui. Plus précis encore, Benbrahim ajoute que « les relations avec Ryad passent par une zone de turbulences (nous sommes en mai 2003). Les Marocains ne font plus aucunement confiance aux Saoudiens, notamment le prince Nayef Ben Abdel Aziz (ministre saoudien de l’Intérieur), qui était au courant après des interrogatoires avec deux (membres) de la tribu Al Ghamdi (du nom de l’un des pirates de l’air du 11 septembre 2001) que Casablanca est la prochaine sur la liste. Mais il n’a pas averti ». Un discours analogue à celui tenu en juin 2003 par Fouad Ali El Himma à un autre interlocuteur travaillant lui aussi pour le compte des services français. « Il (El Himma) assure que le financement des groupes (…) provient des pays du Golfe en premier lieu, de la contrebande à travers l’Espagne et de l’argent de la drogue. Pour ce qui est du premier volet, El Himma n’a pas hésité à accuser les associations saoudiennes qui agissent probablement (…) avec une partie et avec le consentement des services. Aussi des Emirats Arabes Unis et du Koweït. Mais le cas est ici différent car les aides viennent de la part de commerçants. Une liste a été transmise aux Koweïtiens ainsi qu’aux Emiratis pour faire le nécessaire. Par contre, le prince Nayef (ministre saoudien de l’Intérieur) n’a pas donné suite à nos revendications en la matière », peut-on lire sur la note blanche consacrée à Fouad Ali El Himma et rédigée en juin 2003 par les services français
    Les Etats-Unis ont bon dos
    Déjà peu performant en matière d’anti-terrorisme, comme le montre le rapport de l’ONU, et de surcroît pieds et mains liés par l’Arabie Saoudite, le Maroc a également subi une très forte pression des Etats-Unis au lendemain des attentats de Casablanca. Depuis le 11 septembre 2001, l’Amérique est en effet entrée “en guerre” contre le terrorisme international et exige des résultats de la part de ses partenaires nord-africains sommés d’éradiquer ce mal chez eux. Surtout ceux qui ont besoin du parapluie anti-terroriste de Washington, de sa puissance diplomatique ou économique. Aujourd’hui, les autorités marocaines reconnaissent avoir collaboré très étroitement avec des services étrangers sans que l’on sache jusqu’où cette collaboration a été poussée. Dans la première moitié des années 2000, les Américains ont-ils effectivement sous-traité aux Marocains les interrogatoires de présumés islamistes capturés à l’étranger comme l’attesterait par exemple le témoignage de Benyam Mohammed al Habashi, un Ethiopien résident au Royaume-Uni qui affirme avoir été sauvagement torturé pendant 18 mois au Maroc en 2002, sur ordre des autorités américaines ? Des anglo-saxons ont-ils interrogé des terroristes présumés marocains au Maroc ? Mystère… À ce jour, l’on sait juste avec certitude que des jets privés affrétés par la CIA ont fait escale au Maroc. On sait également que c’est par ce biais que des ressortissants marocains ont été rapatriés après avoir été capturés ou arrêtés à l’étranger (Arabie Saoudite, Afghanistan, Pakistan, Irak…). On est pas certain cependant si ces avions ont effectivement transporté des ressortissants d’autres pays qui auraient pu être débarqués discrètement au Maroc pour des interrogatoires où la torture est pratiquée. Pour le reste, et notamment l’éventuelle existence de prisons secrètes de la CIA au Maroc, aucune preuve formelle n’a été à ce jour apportée même si les ONG internationales des droits de l’Homme nourrissent des soupçons envers le royaume.
    Aujourd’hui, les nouveaux responsables sécuritaires du Maroc dédouanent un peu trop facilement l’appareil sécuritaire en estimant qu’à cause des pressions internationales subies, le royaume a dû procéder en 2003 à des rafles massives d’individus fichés par ses propres services comme islamistes. Selon ces mêmes responsables, cela aurait abouti à un encombrement des prisons du royaume tel qu’à un moment les autorités ont même caressé l’idée de créer des prisons « d’exception » dont une aurait été basée à Benslimane. Suite à un veto émis par le ministère de la Justice -ce sont les arguments des hauts responsables sécuritaires actuels- l’idée de ces petits Guantanamo marocains a été abandonnée au profit de l’aménagement de deux pavillons de haute sécurité à la prison de Salé.
    Le « ventre mou » du Sahel
    Outre les pressions américaines, au demeurant réelles, et l’hypocrisie criminelle de l’Arabie Saoudite, la lutte antiterroriste marocaine butte sur une autre difficulté de taille : la région que l’on qualifie de « ventre mou » du Sahel et qui se situe aux confins du Maroc, de l’Algérie, de la Mauritanie et du Mali. Une région qui, traversée par les immigrés subsahariens tentant de rallier l’Europe, se caractérise par des trafics en tous genres, notamment de cigarettes et d’armes. « On sait avec certitude que des islamistes marocains ont été formés dans cette région par des bandes armées sans obédience particulière et nous nous attendons à ce que certains d’entre eux remontent vers le Maroc en empruntant les réseaux de la contrebande. On évalue également à 80 000 le nombre de kalachnikovs éparpillée dans la région par l’intermédiaire du trafic d’armes », estime Fouad Ali El Himma, ministre délégué à l’Intérieur. Pour le ministre de l’Intérieur, Chakib Benmoussa, des Marocains ont été entraînés par le GSPC dans le Nord du Mali et pourraient alimenter des cellules terroristes au Maroc s’ils parviennent à rejoindre le royaume, en passant notamment par les filières d’immigration clandestine.
    Au sujet des liens du Front Polisario avec des organisations proches d’Al Qaïda dénoncées par le ministre de la Justice la semaine dernière, Fouad Ali El Himma, qui affirme qu’en matière de lutte anti-terroriste, Marocains et Algériens collaborent, atténue considérablement les propos de Mohamed Bouzoubâa : « en tant qu’organisation, le Front Polisario lui-même, qui conserve une idéologie marxiste-léniniste, n’est pas associé à Al Qaïda. Par contre, certains de ses individus ont noué, à titre personnel, des relations avec le GSPC qui contrôle le sud algérien ». Toujours selon Fouad Ali El Himma, un membre du Front Polisario, agissant pour son compte personnel, aurait ainsi participé à une récente attaque d’une caserne militaire en Mauritanie aux côtés d’hommes du GSPC. Par ailleurs, selon la même source, des individus des campements de Tindouf, dont certains ont été formés aux côtés des islamistes marocains dans le Sahel, se livreraient à des trafics d’armes pour survivre. Toutefois, aucune preuve formelle n’a à ce jour été fournie par l’appareil sécuritaire marocain qui dit avoir recoupé ces informations avec celles de services étrangers.
    Des méthodes contre-productives
    Au regard des évènements de Sidi Moumen du 11 mars dernier, pour les autorités marocaines le plus urgent semble être de relever le niveau des services de sécurité. Mieux vaut tard que jamais… En effet, quelques jours seulement après les attentats de Casablanca en 2003, les services secrets français ont appris par l’intermédiaire de Noureddine Benbrahim que Mohammed VI, furieux, a découvert très tardivement l’avertissement lancé par le juge anti-terroriste français Jean-Louis Bruguière à l’occasion d’un séminaire de la société Thalès au Maroc et spécifiant que le royaume « pourrait connaître de grosses opérations ». Ou encore « que le roi a ouvert une enquête après qu’il ait découvert que les forces de sécurité du royaume étaient concentrées ce soir-là (le 16 mai 2003) à Rabat et Meknès seulement ». À ce sujet, Benbrahim se montre précis indiquant que « l’alerte de la veille évoquant l’existence d’une bombe au théâtre Mohammed V à Rabat était une fausse alerte pour attirer les services dans la capitale où s’effectuaient les cérémonies d’Al Akika fêtant la naissance du prince Moulay Hassan ». Là encore, c’est ce que l’on peut lire sur une note blanche rédigée en mai 2003 par un espion travaillant pour les services français qui a visiblement beaucoup « confessé » Benbrahim.
    En ce qui concerne les méthodes de lutte anti-terroriste à proprement parler, pour la première fois, les autorités marocaines reconnaissent que celles employées au lendemain des attentats du 16 mai 2003 n’ont pas produit les résultats escomptés comme le montre le cas du kamikaze Abdelfattah Raydi. Ce dernier faisait en effet partie de ces quelque 2 000 islamistes présumés raflés, dont environ 800 ont été condamnés ensuite à de la prison après des procès souvent expéditifs. Des prisons où, outre les mauvais traitements subis, certains ont noué des liens avec des salafistes combattants de groupuscules radicaux avant d’être graciés par le roi. Mais on peut tout aussi bien s’interroger sur le fait qu’une fois sortis de prison, des individus comme Raydi, sensés être fichés par les services et résidant de surcroît dans des quartiers quadrillés par des norias de mokadems, ont réussi à préparer des attentats (cf. encadré) sans être repérés… Une réalité accablante pour les services de sécurité qui a vraisemblablement conduit les autorités à annoncer une réforme de la lutte anti-terroriste au Maroc. En espérant que celle-ci produise plus d’effets que la rénovation du quartier de Sidi Moumen, actée en 2003 mais dont les habitants attendent toujours les bénéfices.
    Catherine Graciet, Le Journal Hebdomadaire
    2 avril 2007
    Tags : Maroc, terrorisme, salafisme, attentats de casablanca, 16 mai 2003, lutte antiterroriste, 
  • Maroc : Une nationalité qui vous colle à la peau

    Les marocains savent pourquoi, il est impossible de se débarrasser de la nationalité marocaine. Telle une malédiction, elle vous poursuit partout. Le gouvernement utilise cet « outil » pour contrôler ses sujets. Ainsi, il peut demander l’extradition d’un opposant ou lui interdire de se rendre au Maroc sachant qu’il y risque la prison. Le belgo-marocain Abdelkader Belliraj a eu l’occasion d’expérimenter le poids de la nationalité et la loi marocaines sans que l’État belge puisse rien faire pour sauver un citoyen qui était un collaborateur des services de sécurité fédérales.
    Pour Laila Ezzeroili, publiciste aux Pays Bas, avoir la deuxième nationalité signifie avoir sur le dos des lois marocaines, «des lois discriminatoires». « Je suis hollandaise et je veux pouvoir l’exprimer et je veux avoir la liberté de choisir par moi-même », explique-t-elle. «Quand j’avais dix-huit ans, j’ai demandé la nationalité néerlandaise dès que j’ai pu, mais vous découvrez que vous ne vous débarrassez pas du passeport marocain. Ni du gouvernement marocain, ni du système juridique et des lois».
    Ezzeroili qualifie les lois marocaines de discriminatoires et menaçantes pour certains groupes. «Ensuite, je parle des lois morales. L’homosexualité est interdite et punissable ».
    Selon Ezzeroili, ses filles et petits-enfants continueront également d’être soumis à la loi marocaine. «Ils sont soumis à une législation sans égalité des sexes. En tant que femme, vous êtes donc inférieur aux hommes et la polygamie est par exemple autorisée au Maroc. Cet homme a la possibilité d’épouser une autre femme aux Pays-Bas ou au Maroc et tout est arrangé et à vendre au Maroc. Aux Pays-Bas, vous voyez principalement que dans le droit du mariage et du droit de la famille, les gens ont à voir avec le droit marocain ».
    Tags : Maroc, Pays Bas, nationalité, binationaux, 
  • Maroc : Le pillage de la RASD ne remplit plus les caisses du Makhzen

    La machine de propagande du makhzen, chargée généralement d’étouffer toute voix dénonçant l’illégalité de l’occupation des territoires du Saharaoui, est également appelée à soigner l’image du royaume. Très souvent, des articles de presse et des reportages vantant la réussite politique et économique du royaume de Mohammed VI sont diffusés sur différents supports.

    Mais la crise du covid-19 a vite fait de rappeler la réalité aux marocains. Dès le début de la pandémie, le Maroc va solliciter une aide du FMI en recourant à la ligne de précaution et de liquidité d’un montant de 3 milliards de dollars. Mais le gouvernement marocain a besoin de plus d’argent pour faire face aux conséquences économiques de la pandémie. Selon le gouvernement marocain d’autres demandes de crédits seront faites auprès d’autres institutions financières internationales tout au long de l’année en cours.

    La raison, le Maroc à une dette extérieure de 34 milliards de dollars et doit payer 4,15 milliards de dollars à de service de la dette en 2020. Face à cet endettement plus ou moins élevé, le Maroc ne dispose pas d’importantes réserves de change. Ces dernières s’élevaient à 24,4 milliards de dollars à fin février 2020, alors que l’Algérie dispose de 60 milliards de dollars. Mais la situation se complique davantage quand on aborde la structure du commerce extérieur de nos voisins de l’ouest. Le déficit commercial des biens s’est élevé à plus de 21 milliards de dollars en 2019, alors qu’il n’a été que de 6,11 milliards de dollars pour l’Algérie.

    Les performances économiques du Maroc, tant chanté par le makhzen, étale au grand jour une fragilité structurelle. L’économie marocaine doit importer deux dollars pour exporter un seul dollar. Ce lourd déficit du commerce extérieur des biens est plus ou moins atténué grâce aux rentrés en devises du tourisme et des transferts de l’argent de la diaspora. Enfin, les investissements directs étrangers ont chutés de 45% en 2019 pour n’atteindre que 1,8 milliards de dollars. Remettant en cause l’attractivité de l’économie marocaine.

    Le gouvernement marocain s’attend à une année très difficile sur le plan économique et social. La sécheresse qui frappe l’agriculture va réduire du tiers la production céréalière. Les principaux secteurs économiques exportateurs sont presque à l’arrêt. Le tourisme sera long à la reprise vu que les principaux pays émetteurs maintiennent leurs frontières fermées. Tandis qu’on s’attend à une baisse mondiale des transferts d’argent des émigrés de l’ordre de 20%. Une situation tellement critique que le gouvernement marocain n’a d’autres choix que de s’endetter encore plus.

    Puis il y a le Sahara occidental. La colonisation de ce territoire coute cher à Rabat. Le mur qui sépare les territoires libérés de ceux occupés par le Maroc, long de2700 kilomètres, doit être régulièrement entretenu. Des dizaines de milliers de soldats marocains, avec leurs équipements, sont mobilisés tout au long de ce mur. Le gouvernement accorde des avantages financiers pour encourager les marocains à s’implanter dans les territoires occupés pour modifier la démographie.

    La facture est tellement élevées que les richesses pillées du Sahara occidental, phosphate et poissons, ne couvrent que faiblement les dépenses engagées par le palais royal pour maintenir la colonisation d’une partie des territoires Sahraouis. A titre d’exemple, les exportations de phosphate du Sahara occidental n’ont rapportés que 90,4 millions de dollars en 2019 contre 164 millions de dollars en 2018, tandis que le pillage des ressources halieutiques a généré 100 millions de dollars la même année. Ces montants sont loin de couvrir le cout annuel de la colonisation, qui est en réalité supporté par le peuple marocain.

    Le Jeune Indépendant, 20 mai 2020

    Tags : Maroc, Sahara Occidental, Makhzen, Front Polisario, phosphates, pillage, ressources naturelles, armée, mur de la honte,

  • Sahara Occidental : Les raisons d’un exil

    Occupé par le Maroc depuis 1975, le Sahara occidental est, selon l’ONU, le dernier territoire à décoloniser en Afrique. Pour imposer sa souveraineté contestée, le royaume use de la stratégie du fait accompli en militarisant et en peuplant la zone, tout en exploitant illégalement les ressources naturelles. Celles et ceux qui luttent contre cette colonisation s’exposent à des violences policières systématiques et à de lourdes peines de prison, ce qui les pousse parfois à l’exil. C’est le cas de Fatimatou Iaazza, militante indépendantiste sahraouie, arrivée en France à la mi-mars.
    Je rencontre Fatou à Paris en novembre 2018. Tout juste âgée de 20 ans, elle s’efforce de sensibiliser les Français au sort des Sahraouis au cours d’une tournée express : Paris, Grand Est, Normandie, Bretagne. Lourde tâche, tant les médias et les politiciens français ignorent le sujet ou prennent largement parti pour le Maroc. En février 2019, tandis que je suis en mission d’observation dans les territoires occupés, Fatou me met en contact avec des activistes à Laâyoune et Smara. En raison de mon expulsion par la police marocaine [1], je ne pourrai malheureusement pas la rencontrer à Tan-Tan où réside sa famille [2].
    Lorsque j’apprends en mars dernier que Fatou est à Paris et demande l’asile politique, je suis stupéfait. Que lui est-il arrivé ?
    Un ami qui prend vingt ans
    « Ma famille a toujours été pour l’indépendance du Sahara occidental, commence-t-elle. Mon grand-père s’est engagé au sein du Front Polisario [3] et a été estropié par une mine marocaine en 1987 au cours de la guerre d’indépendance [4]. Mon père est un défenseur des droits humains, je le considère comme un modèle. Il a été arrêté en 2004, en 2006 et la dernière fois en mars 2008. On l’a accusé d’être responsable de la mort d’un policier lors d’une manifestation à Tan-Tan le 28 février 2008. Il n’était pas à cette manifestation, mais il a été torturé puis condamné sans la moindre preuve à 15 ans de prison. Aujourd’hui encore, mon père est en détention à Bouizakarne, au Maroc. J’avais 10 ans le jour de son arrestation et ma sœur cadette était un bébé. »
    Côté militantisme, Fatou n’est pas en reste : « Je suis membre de l’Association pour la protection des détenus sahraouis dans les prisons marocaines. J’ai également participé à l’organisation de plusieurs manifestations à Tan-Tan et à Laâyoune, la capitale des territoires occupés. En avril 2018, c’est là que nous avons organisé l’accueil de Horst Köller, l’envoyé personnel du secrétaire général des Nations unies pour le Sahara occidental. C’était sa première visite sur place. Ce jour-là, j’ai été battue dans la rue par la police puis transférée à l’hôpital. À Laâyoune, où j’ai fait mes études d’assistante sociale, nous manifestions très souvent : il ne se passait pas une semaine sans que nous ne sortions dans la rue avec des drapeaux. »
    En mars dernier, invitée en Espagne par Amnesty International, Fatou participe à un séminaire sur les droits de l’Homme au Sahara occidental, à l’Université de Jaén. Depuis l’Andalousie, elle apprend qu’un autre militant sahraoui, Khatri Faraji, vient d’être condamné à vingt ans de prison ferme à l’issue d’une parodie de procès [voir encadré]. « Khatri est un ami, nous avons participé à de nombreuses actions ensemble, à Tan-Tan et à Smara. J’ai été très choquée, car j’ai toujours pensé que nous avions le même destin. »
    « J’ai pris la menace au sérieux »
    À son retour à Casablanca, ses bagages sont fouillés, puis elle est longuement interrogée dans une petite pièce de l’aéroport et menacée d’être arrêtée à son arrivée à Laâyoune. « Je savais qu’il est plus facile d’arrêter les activistes au Sahara occidental que dans cet aéroport sous le regard d’étrangers, explique Fatou. C’est pourquoi j’ai pris au sérieux la menace de la DGST [5] et malgré mon billet sur un vol dans la soirée pour Laâyoune, j’ai décidé de rester à Casablanca jusqu’à ce que la situation se calme. Le lendemain ma mère m’a appelée et m’a dit que la police était à ma recherche, qu’elle avait encerclé et fouillé la maison. J’ai eu très peur et j’ai appelé mon oncle pour lui demander conseil. Il m’a dit qu’il ne voulait pas que je connaisse le sort de mon père ou de Mahfouda Lefkir [voir l’encadré]. Il m’a suggéré de m’enfuir en France pour éviter l’arrestation et les traitements qui vont avec. J’ai accepté par peur de la torture. Je suis jeune, je veux vivre. »
    Le 10 mars dernier, Fatou, dont le visa Schengen est encore valide, prend le bus pour Tanger puis monte dans un camion de marchandises qui la dépose à Paris six jours plus tard. Depuis, elle est hébergée par une cousine qui vit dans l’Eure, avec son mari et leurs trois enfants.
    La jeune femme a entamé la procédure de demande d’asile. En attendant son audition par l’administration, elle aide les enfants du couple à suivre l’école à distance pendant le confinement.
    Intimider, emprisonner, forcer à l’exil : le Maroc affaiblit la résistance sahraouie en privant sa jeunesse de perspectives. Une stratégie coloniale dont a largement usé la France en son temps.
    Nicolas Marvey
    CQFD, mars-juin 2020
    Tags : Maroc, Sahara Occidental, Front Polisario, répression, Fatimatou Iaazza, 
  • Maroc : Le coronavirus fait perdre six points de PIB au pays

    Les deux mois de confinement imposé au Maroc pour lutter contre la pandémie de coronavirus représentent six points de produit intérieur brut (PIB), a annoncé mardi le ministre marocain de l’Economie. «Cela se traduit par la perte de 1 milliard de dirham (environ 930 millions d’euros) pour chaque jour de confinement», a précisé Mohamed Benchaâboun devant le Parlement.

    Le Maroc, qui a enregistré officiellement 7 023 cas de contamination et 193 décès au total, a imposé un confinement général le 20 mars, prolongé jusqu’au 10 juin et renforcé par un couvre-feu nocturne pendant le Ramadhan.

    Les milieux économiques préconisaient de lever le confinement le plus rapidement possible mais leurs préconisations n’ont jusqu’ici pas été suivies. Durant les quatre premiers mois de l’année, les exportations ont baissé de 61,5%, avec une moyenne de 90% en avril pour l’automobile, l’aéronautique, le textile et l’électronique, a déclaré le ministre.

    Autre secteur clé de l’économie du royaume, le tourisme a vu ses recettes plonger de 60% en avril, alors que le pays a verrouillé ses frontières à la mi-mars et suspendu tous ses vols internationaux. Les pertes pour les recettes du trésor sont, elles, estimées à 500 millions de dirhams (46 millions d’euros) pour chaque jour de confinement, a dit M. Benchaâboun. A la paralysie économique provoquée par la pandémie s’ajoute une «baisse de la valeur ajoutée agricole» en raison d’un déficit pluviométrique, a rappelé le ministre.

    Les dérogations spéciales sur les restrictions de déplacements permettaient théoriquement aux entreprises de fonctionner normalement. Mais environ 950 000 salariés sont temporairement en arrêt de travail et au moins 4,3 millions de familles privées de revenus tirés du secteur informel ou d’emplois précaires.

    Tags : Maroc, économie, pandémie, covid19,

  • Parlement Européen : Le lobby Maroc-Israël s’agite contre l’Algérie

    La collusion entre le Maroc et Israël s’affiche au grand jour au Parlement européen. Ainsi, une dépêche de l’agence d’information officielle marocaine (MAP) datée de son bureau de Bruxelles, fait dire au Parlement européen, qui compte 751 députés, ce que sept de ses membres issus du lobby maroco-sioniste espèrent pouvoir imposer à cette institution. « Le Parlement européen réclame une intervention urgente de l’Union européenne (UE) pour mettre un terme à la répression en Algérie », titre la dépêche qui rapporte la teneur d’une lettre attribuée à « plusieurs eurodéputés ». Ils espèrent, selon la même source, « attirer l’attention du Haut représentant de l’UE pour la politique étrangère et la sécurité, sur la situation de la liberté de la presse en Algérie et les exactions commises à l’égard des journalistes ».

    Les députés en question sont précisément au nombre de sept. Il s’agit de Raphaël Glucksman, Bernard Guetta et Salima Yenbou de France, Hannah Neumann d’Allemagne, Maria Arena de Belgique, Tinek Strik de Hollande et Heidi Hautala de Finlande. Raphaël Glucksman, au parcours politique sinueux, a été porté candidat dans la douleur par le Parti socialiste, et n’a jamais fait l’unanimité dans les rangs de ce dernier. On le comprend aisément lorsqu’on sait que, après avoir longuement chassé en terres néolibérales et atlantistes (il est, dès 2008, conseiller de l’enfant prodige de l’une des premières révolutions colorées, le président géorgien Mikheil Saakachvili), avant de trouver refuge dans une social-démocratie en perte d’identité. Bernard Guetta, journaliste de profession est un ardent défenseur d’Israël. Quel crédit accorder au soutien de cette coalition à la cause de la liberté d’expression, lorsqu’elle vient en appui à un régime où les détenus d’opinion croupissent par centaines dans des geôles où ils retrouvent pour la plupart leur dernier refuge sous terre. Qu’il s’agisse d’Agdz, Kelaat M’Gouna, Tazmamart, de triste mémoire ou encore de Derb Moulay Chérif, les centres de détention du royaume chérifien sont connus pour abriter des opposants ayant subi les pires tortures, avant d’être enterrés à proximité dans l’anonymat. Tazmamert, prison secrète, demeure dans l’histoire l’incarnation d’oppression politique qui n’a d’égale nulle part ailleurs. Que la MAP se fasse le relais et amplifie un événement insignifiant est l’expression d’une surexcitation, qui a pour seule motivation les succès extraordinaires du peuple sahraoui au sein de la communauté internationale pour l’exercice de son droit légitime à l’autodétermination. Par ailleurs, l’alliance du Makhzen avec les milieux sionistes œuvre à empêcher que l’Algérie retrouve les chemins de la stabilité, de l’ordre, des droits et libertés et de la croissance. C’est cela qui inquiète le plus cette alliance. Sinon, comment expliquer que le consul du Royaume à Oran déclare honteusement être « en terre ennemie », s’agissant d’un pays où les voisins marocains trouvent encore accueil et hospitalité. Dans un tout récent document de stratégie militaire intitulé: « Pour une nouvelle stratégie de défense intégrée du Maroc », ses rédacteurs des Forces armées royales écrivent, toute honte bue: « Un retour en arrière montre que les maux que vivait le Maroc ont commencé quand le sultan Moulay Soulaiman ferma les portes du Maroc à toutes les relations avec l’Europe, qui se faisaient essentiellement via la mer, et décida de s’orienter vers l’Est, pour des raisons religieuses et culturelles et décida d’offrir les unités navales de l’Empire à l’Algérie et la Tunisie, relevant jadis de l’autorité de la Sublime Porte à Istanbul ».

    C’est vers Tel-Aviv que se tourne désormais le royaume pour relayer ses plus viles campagnes contre son voisin. Et Le sioniste Netanyahu et son acolyte Ganz – qui s’apprêtent à spolier l’ensemble de la vallée du Jourdain- sans doute pour sceller le pacte honteux du Maroc, dont le souverain est Président fantôme il est vrai, du comité el Qods, ont nommé pas moins de 10 ministres d’origine marocaine. Nous reviendrons plus en détail sur cette menace à nos frontières et de ce régime mercenaire, le Makhzen et sa monarchie devenue un danger permanent pour notre pays.

    M. Bendib

    Le Courrier d’Algérie, 21 mai 2020

    Tags : Maroc, Algérie, Israël, lobby sioniste, Parlement Européen,

  • Etude / 55 ans de rapports entre l’Algérie et la France

    Par Hassane Zerrouky (*)
    Satisfaisant à un rituel bien établi depuis François Mitterrand après l’élection d’un nouveau président de la République, Emmanuel Macron se rend le 6 décembre à Alger pour une courte visite de «travail et d’amitié» d’une dizaine d’heures. Sauf que, cette fois-ci, sans doute pour marquer sa différence avec ses prédécesseurs, il est le premier chef d’État français à débuter une visite au Maghreb par le Maroc (17 juin) et non par l’Algérie. Ce qui n’a pas manqué de provoquer quelques froncements de sourcils côté algérien, alors que, pour la première fois depuis 1962, les relations entre les deux pays, souvent marquées par de réelles tensions, étaient dans une phase d’apaisement. Candidat à la présidence de la République, Emmanuel Macron a agréablement surpris les Algériens en qualifiant, sur une télé privée algérienne, le colonialisme de «crime contre l’humanité». Un propos vite atténué une fois installé à l’Élysée, assurant dans un entretien accordé à deux quotidiens algériens – El Watan (francophone) et El Khabar (arabophone) – qu’il ne voulait pas être «l’otage » du passé. Mais voilà, une fois à Alger, il est vite rattrapé par le passé colonial, quand, lors d’un bain de foule dans la rue Ben-M’hidi (ex-rue d’Isly à Alger), il est interpellé sur ce sujet par un jeune Algérois. L’échange est vif et musclé : les images des deux hommes, amplifiées sur les réseaux sociaux, vues par des millions d’Algériens, illustrent bien la difficulté d’une normalisation apaisée des relations, débarrassées du poids du passé. Tourner la page, comme si de rien n’était, est un exercice qui risque de s’avérer bien compliqué «lorsque l’on en connaît la toile de fond historique». En effet, «les Algériens ont plus qu’aucun autre peuple de la région souffert de la domination coloniale, soulignait l’historien Gilbert Meynier. Nulle part ailleurs, il n’y eut conquête aussi atroce, dépossession des terres et confiscation à une telle échelle des meilleurs sols, domination coloniale aussi bouleversante ; et, in fine, une guerre de libération aussi meurtrière que traumatisante».(1) Tandis qu’en France, pour des raisons opposées, la droite et l’extrême droite n’hésitent pas à réveiller ce lourd passif parce que les harkis et les nostalgiques de l’Algérie française constituent un vrai vivier électoral.


    Le pari impossible des Accords d’Évian

    Les Accords d’Évian, signés le 18 mars 1962, mettant fin à sept ans et demi de guerre et à une domination coloniale de 132 ans, fixant le cadre politico-juridique de la coopération et des relations entre l’Algérie et la France, auraient dû autoriser tous les espoirs si l’Algérie indépendante n’avait pas été soumise à des conditions limitant sa souveraineté. «La coopération avec la France limite certes notre indépendance économique ; les troupes françaises continueront de stationner sur notre territoire. Mais la coopération que nous avons définie avec la France ne revêt aucune forme institutionnelle […] La révolution algérienne n’est pas terminée ; l’indépendance n’est qu’une étape», prévenait le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA).(2) «La coopération telle qu’elle ressort des accords (d’Évian) implique le maintien des liens de dépendance dans les domaines économique et culturel», avertissait le programme de Tripoli adopté par le Conseil national de la révolution algérienne (CNRA) fin juin 1962.(3) Parmi les conditions imposées au nouvel État algérien : des garanties concernant les intérêts économiques français (exploitation pétrolière notamment), les droits acquis pour les personnes physiques et morales, le maintien de l’Algérie dans la zone franc, les droits culturels. De plus, la France conserverait l’usage de la base navale de Mers el-Kébir pour un bail d’une durée de quinze ans renouvelable, les sites et installations nucléaires au Sahara pour cinq ans et bénéficierait de facilités de liaisons aériennes militaires pour une même durée de cinq années sur des aérodromes algériens. En contrepartie, Paris assurerait une assistance technique, culturelle et financière d’un montant d’un milliard de francs par an, équivalant à celle en vigueur avant l’indépendance algérienne et les immigrés algériens bénéficieraient d’un statut privilégié relativement favorable par rapport aux autres nationalités.(4) En ce qui concerne le million de «Français d’Algérie», ils se voyaient garantir des droits politiques, sociaux et civiques – la jouissance de leurs biens, le droit d’administrer les quartiers d’Alger, d’Oran et d’autres villes où les Européens étaient numériquement majoritaires et de créer leurs propres associations. Ces accords qui dessinaient les contours d’un État multiculturel étroitement lié à la France, comme le voulait le général De Gaulle, vont être vidés de leur contenu par l’OAS (Organisation de l’armée secrète). En pratiquant une politique de «terre brûlée » – destruction et sabotage des infrastructures socio-économiques, culturelles et éducatives – et meurtrière à l’endroit des Algériens et des Européens tentés par le vivre-ensemble, l’organisation fasciste provoque le départ massif des Européens d’Algérie craignant des représailles du FLN. Ce qui fait que le pari de la réconciliation entre Algériens et Européens sur lequel reposait une partie de cet édifice politicojuridique signé à Évian devenait de fait caduc. Côté algérien, le premier gouvernement de l’Algérie indépendante dirigé par Ben Bella, issu d’un conflit au sein du FLN ayant pour enjeu le pouvoir, se réfère au programme de Tripoli dont les orientations socialisantes et anti-impérialistes allaient nécessairement à l’encontre de l’esprit des Accords d’Évian. C’est le cas lorsqu’il décide d’entériner par décret dès novembre 1962 l’occupation, par des collectifs de travailleurs constitués en comités de gestion, des grandes fermes coloniales et des entreprises industrielles et commerciales abandonnées par leurs propriétaires européens : c’est le début de l’autogestion socialiste qui sera institutionnalisée par les décrets de mars 1963(5). Et ce, alors que les Accords d’Évian prévoyaient, dans le cas d’une réforme agraire, le rachat négocié des terres coloniales. Ce processus autogestionnaire couplé aux demandes de révision des clauses militaires des Accords d’Évian, exprimées par le gouvernement Ben Bella qui, par ailleurs, a commencé à nouer des relations avec les pays socialistes d’Europe et d’Asie, l’Égypte de Nasser et Cuba, dans un contexte d’ascension du Mouvement de libération des peuples, allait nécessairement provoquer de premières frictions entre les deux pays, moins de deux ans à peine après l’accession de l’Algérie à l’indépendance. Paris prend des mesures de rétorsion : l’aide financière est maintenue, mais diminuée de quelque 200 millions de francs représentant le montant de l’indemnisation des colons expropriés par l’État algérien. Bon an mal an, la coopération se poursuit, notamment dans le domaine culturel : Paris tient à ce que le français reste langue de travail et d’enseignement, d’autant que le premier gouvernement algérien a engagé un effort de scolarisation et d’éducation visant à réduire l’analphabétisme qui touchait en 1962 plus de 80% de la population.(6) Toutefois, une chose était sûre : l’Algérie ne faisait pas mystère de son intention de récupérer la totalité des richesses minières et pétrolières. Ce n’était qu’une question de timing. Le général De Gaulle, pas dupe des intentions algériennes, savait qu’il serait difficile de faire respecter la totalité des engagements pris à Évian. Aussi avait-il recommandé de maintenir la coopération avec l’Algérie quelles qu’en soient les «péripéties »(7). Selon Le Monde, il voulait démontrer qu’il était «possible de réussir avec l’Algérie ce que les États-Unis n’ont pas su faire avec Cuba».(8) Mais à l’évidence, ses successeurs, Valéry Giscard d’Estaing en particulier, n’étaient pas sur la même longueur d’onde.


    Nationalisation des hydrocarbures et tournant giscardien

    Avec l’arrivée de Houari Boumediene au pouvoir, succédant à Ben Bella après l’avoir renversé le 19 juin 1965, l’Algérie affiche clairement sa volonté d’entamer la dernière étape de la décolonisation en procédant à une série de nationalisations durant les années 1966-1968 — mines, banques, commerce extérieur, industries — suivie, cinq années plus tard, le 24 février 1971, par la nationalisation des hydrocarbures. Avec la création de la compagnie pétrolière Sonatrach, en décembre 1963, puis la création, en 1965, avec l’aide de l’URSS, de l’Institut algérien du pétrole (IAP) pour former des techniciens et des ingénieurs, il était évident que les autorités algériennes, engagées dans un ambitieux plan de développement (1971-1974), voulaient se donner les moyens de leur politique. Et de ce fait, la récupération et le contrôle des ressources naturelles revêtaient une importance stratégique. La nationalisation des hydrocarbures le 24 février 1971, que seuls le PCF et le PSU avaient soutenue, provoque la première crise majeure entre les deux pays : mise en quarantaine du pétrole algérien, menaces de poursuites judiciaires à l’endroit d’acheteurs éventuels du «pétrole rouge», fermeture de l’usine de montage Renault-Algérie, cessation d’achat du vin algérien, le tout assorti d’une menace de révision de l’accord de 1968 sur la main-d’œuvre en France. S’ensuit alors une flambée raciste – «chassons les fellaghas qui nous prennent notre pétrole» – avec mort d’hommes, culminant, deux ans plus tard, le 2 avril 1973, par un attentat à la bombe visant le consulat algérien de Marseille, faisant plusieurs morts et blessés. La multiplication des actes racistes conduit, le 19 septembre 1973, le président Boumediene à suspendre «jusqu’à nouvel ordre» l’émigration algérienne vers la France, alors contingentée à raison de 35 000 personnes par an. Les relations entre les deux pays sont alors à un niveau critique. Avec la nomination de Michel Jobert à la tête de la diplomatie française en avril 1973, les relations entre les deux pays connaissent un début d’apaisement. Il sera de courte durée. Un an plus tard, avec l’arrivée au pouvoir de Giscard d’Estaing, connu pour ses liens avec les milieux de l’extrême droite «Algérie française» et qui n’a pas pu se faire à l’idée d’une Algérie indépendante, la politique française à l’égard d’Alger va subir une inflexion porteuse de nouvelles tensions. Or, en avril 1975, Giscard d’Estaing surprend en étant le premier président français à se rendre en Algérie. Sa visite, toutefois, n’aboutit à aucun résultat. Pourtant, Houari Boumediene, tout nationaliste sourcilleux qu’il était, était disposé à une coopération avec la France. Il n’en sera rien. Les années Giscard, souligne René Galissot, sont celles de «l’alliance triangulaire» France-États- Unis-Maroc face à ce qui est considéré comme «le triangle adverse» Algérie-URSSPolisario. Une «alliance» sur fond de poursuite d’actes racistes souvent meurtriers contre les Algériens en France, de préparation par le Maroc de la «marche verte», qui lui permettra, avec le concours de l’armée française et de l’Espagne franquiste, d’occuper le Sahara occidental en 1975.(9) Prenant ainsi le parti du Maroc, la France giscardienne prétexte la capture de cinq techniciens français par le Polisario et la menace que fait peser ce dernier sur la Mauritanie pour intervenir militairement — c’est l’opération Lamentin — contre les forces sahraouies.(10) Paris accuse de plus l’Algérie de complicités avec les ravisseurs. Alger redoute alors une guerre impliquant la France aux côtés du Maroc.
    Cuba met rapidement à la disposition de l’Algérie une assistance militaire. Renouant avec un atlantisme avec lequel De Gaulle avait rompu, Giscard d’Estaing, qui voyait déjà d’un mauvais œil le positionnement de l’Algérie sur la scène internationale avec l’aide aux mouvements de libération africain, arabe et latino-américain et le rapprochement avec les pays socialistes d’Europe et d’Asie et Cuba, est encore plus irrité quand il apprend, le 27 décembre 1977, la libération des techniciens français de la bouche de Georges Marchais de retour d’Alger où il avait été reçu par le président algérien.(11) Et le fait que l’Algérie regarde avec sympathie communistes et socialistes français alliés autour d’un programme de gouvernement ne va naturellement guère contribuer à faire baisser la tension. Elle va même franchir un nouveau palier quand, le 9 février 1978, Giscard d’Estaing demande la révision des Accords d’Évian pour les remplacer par «un nouveau cadre juridique» plus adapté «à la situation actuelle».(12) Pire, évoquant «l’importance de la population algérienne en France», il entendait mettre en place une politique fondée sur le retour volontaire, voire forcé, de quelque 500 000 Algériens, à raison de 100 000 par an, malgré l’opposition de Raymond Barre et Simone Veil, retour volontaire que l’historien Patrick Weil qualifiera de «déportation».(13) S’il a fini par y renoncer, il a maintenu un quota de retour de 35 000 par an pour les 400 000 Algériens installés en France après le 5 juillet 1962. Quant aux relations économiques, déjà en berne depuis la crise de 1971, elles le resteront jusqu’à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981.


    La gauche au pouvoir, espoirs et désenchantements

    Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, suivie par la visite de François Mitterrand à Alger (30 novembre-1er décembre 1981), les rapports entre les deux pays connaissent leur première embellie depuis 1962. Un climat de confiance s’instaure, que le ministre des Affaires étrangères, Claude Cheysson, qualifie de «coup de passion». On parle alors de politique de «codéveloppement» entre le Nord et le Sud. La gauche socialiste enterre le projet de renvoi massif des immigrés algériens, régularise plus de 15 000 Algériens en situation irrégulière, les visites ministérielles se multiplient, des accords économiques sont signés — la France acceptant même que le prix du gaz soit indexé sur le prix du baril. Bien plus, Mitterrand apprécie le nouveau président algérien, Chadli Bendjedid, en train de rompre graduellement avec la voie socialiste de développement de son prédécesseur, Houari Boumediene, décédé prématurément à l’âge de 46 ans en décembre 1977, et qui prend peu à peu ses distances avec l’URSS et le camp progressiste (Alger n’a pas soutenu la candidature du Nicaragua à la tête du Mouvement des non-alignés), avant d’opérer en cours de mandat un recentrage de l’État autour des valeurs araboislamiques. «Le coup de passion» sera pourtant de courte durée. Politique de rigueur oblige, Paris demande la révision des accords sur le prix du gaz, et ce, au moment même où Alger subissait de plein fouet la chute du prix du baril (40 à 8 dollars). De plus, selon Le Monde, «le remplacement de M. Mauroy par M. Fabius» au poste de Premier ministre, «et celui de M. Cheysson par M. Dumas (Affaires étrangères) n’ont pas réjoui Alger».(14) La visite officielle à Rabat le 27 avril 1985 de Laurent Fabius, assurant qu’il tenait à visiter le Maroc avant l’Algérie(15), «l’attirance » de F. Mitterrand pour la monarchie marocaine(16) et le fait que, selon Hubert Védrine, sur le Sahara occidental, «il a été plus ouvert au Maroc»(17), compliquent encore la relation franco-algérienne. Le changement de majorité intervenu en France en mars 1986 ne modifiera pas la situation. Pour satisfaire son électorat de droite, le nouveau Premier ministre, Jacques Chirac, veut durcir les conditions d’entrée et de séjour des Algériens. Prétextant la vague d’attentats ayant frappé Paris en 1986, l’exécutif chiraquien instaure un visa d’entrée aux non-Européens. Alger réplique en instaurant la réciprocité. Les échanges entre les deux pays connaissent un tassement (elles ont baissé de 15 milliards de francs par rapport aux années précédentes). La France, premier créancier de l’Algérie, multiplie les pressions, veut la contraindre à aligner le prix du gaz sur les cours du marché forcément en baisse. La question des enfants de couples mixtes devient une nouvelle source de discorde : près de 300 enfants étaient retenus par leurs pères (divorcés) en Algérie suite à des décisions de justice d’inspiration islamiste accordant la garde de l’enfant au père. Même la visite de François Mitterrand à Alger en mars 1987 – il se préparait à entrer en lice pour un second mandat – ne peut débloquer la situation. Faute d’accord sur les prix, les négociations sur le gaz commencées en juillet 1986 sont rompues en novembre 1987. Et comme Alger, tournée désormais vers un projet d’union avec Tripoli (Libye), considérait que le gaz est, selon le Premier ministre islamo-conservateur Abedelhamid Brahimi, le nerf de la coopération, les projets d’usines Renault et Peugeot sont gelés au profit du constructeur italien Fiat et des instructions sont données aux entreprises algériennes pour chercher des partenaires autres que français. Pire, au nom de l’arabisation de l’administration, des entreprises et du système éducatif, la coopération technique et culturelle est réduite au minimum : il est ainsi mis fin aux contrats de milliers d’enseignants, ingénieurs et cadres français ou d’autres nationalités étrangères exerçant en Algérie. Même les réfugiés chiliens et latino-américains, victimes collatérales de cette fièvre araboislamiste et nationaliste, sont poussés vers la sortie. Comme si cela ne suffisait pas, s’y ajoute la décision de l’Algérie de récupérer les lycées français, avec interdiction d’accès aux élèves algériens, y compris aux enfants de couples mixtes, à compter de la rentrée scolaire 1988- 1989. Dans un violent discours prononcé le 19 septembre 1988, moins de deux semaines après la visite de Roland Dumas, dépêché par François Mitterrand pour tenter de mettre fin à l’étiolement des relations entre les deux pays et jeter les bases d’une coopération renouvelée, le président Chadli Bendjedid considère la récupération des lycées français comme une «question de souveraineté nationale, sacrée et non négociable».(18) En vérité, «cette affaire ne concerne que quelques centaines d’enfants à Alger […] Elle est l’un des symptômes d’un contentieux beaucoup plus large qui oppose, au sein du parti (FLN), un nationalisme rigide, en l’occurrence partisan d’une arabisation totale de l’enseignement, aux tenants d’une politique de libéralisation et d’ouverture».(19) Seule la coopération sécuritaire semble échapper au climat de suspicion réciproque s’installant entre Paris et Alger.(20) Avec les grèves sociales de septembre 1988, suivies par l’explosion populaire d’octobre 1988 qui vont mettre fin au système du parti unique, l’Algérie s’ouvre au multipartisme au prix d’une répression sanglante, et un cycle se termine. La forte poussée de fièvre nationaliste à forte connotation islamo-arabiste antifrançaise, actionnée par le président Chadli et l’aile la plus réactionnaire du régime, n’aura servi à rien. Les tensions avec la France vont passer au second plan et le projet d’union avec la Libye tombe à l’eau. Le régime FLN, miné par des conflits internes, sera vite débordé sur sa droite extrême par les islamistes du Front islamique du salut (FIS) à qui cette même aile réactionnaire du régime était prête à remettre les clés de la maison Algérie après lui en avoir préparé le lit.

    Années 1990, les rapports franco-algériens dans le collimateur du GIA 
    L’ouverture de l’Algérie au multipartisme et à la liberté de la presse à partir de 1989 et, surtout, la victoire du FIS aux élections locales de juin 1990, frappent comme un coup de tonnerre. Tout en encourageant le gouvernement réformateur de Mouloud Hamrouche à poursuivre sa politique de libéralisation de l’économie et de la vie politique, la France mitterrandienne reste attentive à l’émergence des islamistes comme nouvel acteur majeur dans un paysage politique complètement modifié. Des contacts discrets sont noués avec ces islamistes aux portes du pouvoir, d’autant que le président Chadli Bendjedid jouit de la confiance des socialistes français qui voient en lui un artisan possible d’un compromis avec les islamistes, puisque se disant prêt à gouverner avec le FIS si ce dernier remportait les élections législatives fixées à fin 1991. Mais, le 11 janvier 1992, en annulant les élections législatives, dont le premier tour avait été remporté par le FIS, frôlant la majorité absolue, et en poussant le président Chadli à démissionner, les artisans de ce coup de force — l’armée et des civils — soutenus par la société civile et une partie des forces politiques, dont Ben Bella, vont de fait empêcher l’instauration d’un État théocratique, avec l’aide de la frange la plus réactionnaire du FLN. L’annulation des élections, que François Mitterrand qualifiera trois jours après d’«acte pour le moins anormal», enjoignant le pouvoir algérien de «renouer au plus tôt les fils d’une vie démocratique qui s’amorçait»,(21) et la violence qui va progressivement embraser l’Algérie vont être le début d’une nouvelle brouille entre les deux pays qui va durer jusqu’en 1999. Les réserves et critiques françaises qui ne vont pas cesser, les propos du ministre de la Défense, Pierre Joxe, n’écartant pas la possibilité d’une intervention pour évacuer les ressortissants français en Algérie, les facilités accordées sur le sol français aux islamistes fuyant la répression font que la relation franco- algérienne va traverser un moment difficile.( 22) Selon Paul-Marie de la Gorce, instruction était donnée de ne pas trop s’engager avec les «putschistes» algériens. S’ensuit alors une période de gel, y compris sous la courte période de la présidence de Mohamed Boudiaf (assassiné en juin 1992).(23) Il faudra attendre janvier 1993, pour qu’un ministre de haut rang, le chef de la diplomatie Roland Dumas se rende à Alger, déclarant «être prêt à écouter les Algériens», et que la France était disposée à aider l’Algérie qui faisait face à une situation économique difficile et financière jugée catastrophique.(24) Il était trop tard, les Algériens, qui venaient de recevoir Jacques Chirac, pariaient désormais sur un retour de la droite aux affaires. Mais, à la décharge des Français, avec un gouvernement algérien dirigé par un Premier ministre, Belaïd Abdesselam, hostile par nationalisme étroit à la France, peu enclin à nouer de bons rapports afin de complaîre aux islamo-conservateurs, et qui attribuait les attentats, dont celui ciblant Air France et l’aéroport d’Alger en juillet 1992, à un complot «ourdi» par la France avec la complicité des «laïco-assimilationnistes », autrement dit les communistes, les progressistes et les démocrates algériens en général, prônant de surcroît une «économie de guerre» à la Ceausescu, il ne fallait pas s’attendre à une détente entre les deux pays.(25) À compter de la fin 1993, l’Algérie entre dans sa phase la plus délicate. Les assassinats de ressortissants français, qui ont débuté après le rapt des trois agents consulaires français en novembre 1993, l’attaque des gendarmes français assurant la sécurité d’une cité habitée par des coopérants français (cinq morts dont trois gendarmes) par le GIA (Groupe islamique armé) en juillet 1994, la prise en otage de l’Airbus d’Air France le 24 décembre 1994 par un commando du GIA vont rebattre les cartes dans les rapports entre les deux pays. La France est désormais dans la ligne de mire du GIA. La donne sécuritaire s’insinue dans la relation franco-algérienne. Paris est convaincu que l’État algérien est incapable d’assurer la sécurité des étrangers. Air France, suivie aussitôt par toutes les compagnies aériennes européennes, cesse d’assurer les vols en direction de l’Algérie. Les consulats, les centres culturels et les établissements scolaires français ferment. À leur tour, les entreprises françaises, imitées par les firmes européennes et asiatiques, ferment leurs bureaux et succursales et quittent le pays. Les ambassades occidentales, excepté celle des États-Unis, ferment également et transfèrent leurs activités consulaires à Tunis. Et humiliation supplémentaire, le service de délivrance des visas est transféré à Nantes. Le nombre de visas délivrés chute à moins de 50 000 contre près de 400 000 avant 1994, limitant ainsi les voyages entre les deux pays. La vague des attentats frappant Paris durant l’été 1995 et les voix de plus en plus nombreuses, surtout parmi la gauche socialiste et les Verts, accusant le pouvoir algérien de manipuler les groupes islamistes incitent le gouvernement français à ne pas trop s’engager envers des Algériens jugés de plus en plus nerveux. D’autant que François Mitterrand, en fin de mandat, ne fait rien pour dégeler la situation. Au contraire, il propose en février 1995 une conférence européenne sur la «crise algérienne», prenant pour base la plateforme de Rome signée par le FIS et des partis algériens dont le FLN, le FFS (socialistes), s’attirant les foudres du pouvoir algérien qui qualifie la proposition française de «grossière ingérence».(26) Sous la présidence de Jacques Chirac, qui a eu à gérer la vague d’attentats revendiqués par le GIA ayant frappé Paris durant l’été 1995, les relations restent empreintes de méfiance, surtout après le refus du président Zeroual de le rencontrer de manière non officielle en octobre 1995 comme le souhaitait l’Élysée. «L’Algérie n’a pas pour habitude d’assumer sa diplomatie en rasant les murs», expliquait la présidence algérienne(27). L’élection de Liamine Zeroual en novembre 1995, en dépit du GIA et d’Anouar Haddam qui assurent qu’ils empêcheront l’élection présidentielle, constitue un tournant. D’autant que ce premier scrutin présidentiel pluraliste depuis 1962 sonne comme un cinglant désaveu des thèses répandues dans la classe politique française, affirmant que le GIA et l’AIS (Armée islamique du salut) contrôlaient la population et que le boycott prôné par le FLN et le FFS d’Aït Ahmed serait largement suivi. Rabah Kébir en prend acte au nom du FIS, reconnaissant la légitimité de l’élection de M. Zeroual, tandis que les capitales occidentales, Paris et Washington en tête, décidaient de reconsidérer positivement leurs rapports avec l’Algérie, encourageant le président Zeroual à poursuivre la démocratisation promise. Sept mois après cette élection présidentielle, alors qu’a lieu un vaste débat public associant le pouvoir politique, tous les partis (excepté le FIS), les syndicats, les personnalités et acteurs de la société civile algérienne, sur le projet de Constitution et l’élection d’un parlement au suffrage universel, se produit en juin 1996 l’assassinat des moines du monastère de Tibhirine. Une partie des médias français l’attribue alors aux militaires algériens. Sur cette sombre toile de fond, le ministre des Affaires étrangères, Hervé de Charrette, se rend à Alger en août 1996 pour éviter que les rapports ne se tendent davantage avec un pays qui s’est vu imposer par les institutions financières internationales un Plan d’ajustement structurel (PAS). La France chiraquienne, sous forte pression médiatico-politique, opte alors pour une politique empreinte de prudence à l’égard d’un pouvoir algérien divisé sur la conduite à tenir à l’égard des islamistes.( 28) Avec les massacres de civils à grande échelle de la fin de l’été et de l’automne 1997 aux portes mêmes d’Alger, Jacques Chirac et le gouvernement de Lionel Jospin, confrontés à une incroyable campagne médiatique demandant une enquête internationale en raison des présomptions pesant sur la responsabilité du régime dans tout ou partie des violences en cours, sont sommés de se positionner. Hésitant sur la conduite à suivre, ils se bornent dans un premier temps à faire part de leurs «préoccupations». Toutefois, bien qu’estimant, à l’instar de Washington, que «le régime de Liamine Zeroual reste la moins mauvaise des options»(29), le Quai d’Orsay n’en rappelle pas moins «le droit légitime de la population algérienne à être protégée».(30) Aussi, la France penche-t-elle prudemment pour une internationalisation contrôlée de la crise algérienne en appuyant, par la voix d’Hubert Védrine, la proposition allemande d’envoi d’une «troïka» européenne à Alger, qui sera ensuite suivie par une mission du Parlement européen conduite par André Soulier et Daniel Cohn-Bendit, avant de soutenir le principe d’une commission d’enquête onusienne qui sera conduite par le socialiste Mario Soares, laquelle conclut que ce sont bien les islamistes qui ont commis les massacres de civils durant l’été et l’automne 1997. Il faudra attendre l’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika au pouvoir en avril 1999, dans un contexte de reflux de la violence islamiste, pour voir un début de détente et de normalisation entre les deux pays.(31)


    Bouteflika, la repentance et la sécurité régionale 

    En démissionnant de ses fonctions de président de la République en août 1998, Liamine Zeroual ouvre la voie à l’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika au pouvoir en avril 1999.(32) L’élection de ce dernier est l’épisode d’une nouvelle passe d’armes quand, le 16 avril, prenant connaissance d’une déclaration d’Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères, émettant un doute sur son élection, le nouveau chef d’État algérien, jouant sur les ressorts d’un nationalisme à fleur de peau de nombreux Algériens, réplique vivement : «La France doit comprendre que l’Algérie n’est pas sa chasse gardée.»(33) Ou quand il feint de s’étonner que le président Chirac n’a «jamais trouvé une demi-journée à consacrer à l’Algérie » alors qu’il a visité, dit-il, la plupart des capitales arabes… Reste qu’Abdelaziz Bouteflika est sans doute le dirigeant algérien qui connaît le mieux la France, pour avoir rencontré, en tant que chef de la diplomatie algérienne, les présidents Charles de Gaulle, Georges Pompidou, Giscard d’Estaing et, en tant que chef d’État, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande. Et ce, sans compter les nombreux ministres et responsables de partis de gauche et de droite. Et, c’est en France qu’il se soigne depuis qu’il est tombé malade en 2005. Le dialogue est vite renoué, Algériens et Français vont donc s’efforcer d’aplanir une brouille qui dure depuis sept ans : visite d’Hubert Védrine en juillet 1999 à Alger, la première depuis deux ans, rencontre entre Abdelaziz Bouteflika et Lionel Jospin le 21 septembre à New York, visite d’État d’Abdelaziz Bouteflika en France en juin 2000, où il se prononce pour «un partenariat d’exception» avant de se rendre à Verdun pour un hommage aux 25 000 soldats algériens morts en 1914-1918. Jacques Chirac visite à son tour l’Algérie en mars 2003, visite ponctuée par la signature d’un texte, «La déclaration d’Alger», au terme duquel les deux pays s’engagent à établir «un partenariat politique, économique et culturel renforcé», qualifié par les deux parties de «partenariat d’exception». Les services consulaires rouvrent leurs portes et le nombre de visas augmente, mais sans retrouver son niveau d’avant 1994, les échanges économiques et culturels vont s’intensifier, Air France reprend ses vols sur Alger, la réalisation du métro d’Alger et de l’aéroport international sont confiés aux Français… Mais la lune de miel ne va pas durer. Le traité d’amitié, «comparable au Traité de l’Élysée, conclu entre la France et l’Allemagne en 1963», voulu par Jacques Chirac, ne sera pas signé entre les deux pays. En cause, la loi du 23 février 2005 vantant les aspects positifs de la colonisation. Les Algériens conditionnent alors la signature d’un traité d’amitié à l’abrogation de cette loi scélérate. Ce ne sera pas tout à fait le cas.
    Le président algérien, en besoin de se relégitimer pour un éventuel troisième mandat, exige désormais des «excuses» de la France pour les crimes commis pendant la colonisation. Le thème de la repentance s’invite désormais dans les rapports entre les deux pays, surtout sous la présidence de Nicolas Sarkozy, dont le positionnement sur la colonisation, l’entreprise de réhabilitation des anciens de l’OAS, la création d’un ministère de l’Identité nationale, sa stigmatisation des enfants d’immigrés d’origine surtout algérienne et son intention de réviser les accords sur la main-d’œuvre de 1968 passent mal. Il «n’est pas le bienvenu» en Algérie(34) où sa visite manque même d’être annulée(35). Elle aura lieu, mais sous haute surveillance. Mais à la place d’un traité d’amitié, il y aura une simple «convention de partenariat» entre les deux pays. Et ce n’est pas fini. L’intervention française en Libye, qui a abouti à la chute du régime de Kadhafi, divise les deux pays. Pour une fois, l’Algérie n’avait pas tort, et les faits lui ont donné raison, quand elle avait prévenu que l’intervention franco-britannique allait déstabiliser la région. Mais Nicolas Sarkozy en rajoute. «Dans un an l’Algérie, dans deux ans l’Iran», s’enthousiasme- t-il le 5 septembre à Tripoli, croyant que le régime algérien allait être à son tour balayé par la vague du Printemps arabe(36). Nouveau coup de froid. Jean-Pierre Raffarin, en mission commandée – il se rend à trois reprises à Alger –, parviendra à mettre la coopération à l’abri des aléas diplomatiques. De ce fait, l’élection de François Hollande est accueillie presque comme un soulagement par les autorités algériennes, y compris, une fois n’est pas coutume, par les forces démocratiques et progressistes et la société civile. Lui aussi veut tourner la page du passé avec un pays qu’il connaît bien, en jouant la carte de l’apaisement et en voulant imprimer une nouvelle dynamique aux relations francoalgériennes. L’hommage rendu aux victimes du 17 octobre 1961 et à la mémoire du mathématicien communiste Maurice Audin sur la place portant son nom à Alger, en décembre 2012, sont autant de marqueurs plaidant en sa faveur. D’autant qu’aucun de ses prédécesseurs ne l’avait fait. Sa relation avec l’Algérie intervient toutefois dans un contexte régional radicalement transformé, porteur de menaces potentielles pour les pays de la région, comme l’a montrée l’attaque du site gazier d’In Amenas par le groupe djihadiste de Mokhtar Belmokhtar en janvier 2013.(37) La relation franco-algérienne va donc intégrer cet élément nouveau qu’est la menace djihadiste en provenance de Libye et du Sahel et, partant, la sécurité régionale. Celle-ci va même prendre le pas sur le volet économique où la France, malgré la forte concurrence de la Chine (premier fournisseur de l’Algérie), conserve de solides positions sur le marché algérien : elle est son deuxième partenaire commercial, avec des échanges s’élevant à 10,5 milliards d’euros en 2016 et la 3e destination mondiale hors OCDE, avant les pays du Golfe ; elle est aussi son premier partenaire sur le continent africain avant le Maroc. Quelque 7 000 entreprises françaises exportent en Algérie et près de 500 y sont installées, dont de grands groupes comme Renault, Sanofi, Alsthom, Total, Peugeot, ainsi que des banques. Et puis Hollande a visité un pays ayant un niveau d’endettement extérieur faible, à peine 3% de son PIB, et disposant de réserves de change de plus de 150 milliards de dollars. Et il a su habilement éviter les sujets qui fâchent, comme le Sahara occidental. Malgré les réticences algériennes, Paris intervient au Mali pour stopper l’offensive djihadiste vers Bamako : informé quelques heures avant cette intervention, Alger donne son accord pour que l’aviation française traverse son espace aérien et fournit aux forces terrestres françaises un soutien logistique.(38) Mais la France de François Hollande, de concert avec l’Amérique de Barack Obama, ne s’arrête pas là : elle tente de persuader l’Algérie de s’engager militairement dans le Sahel et de rompre ainsi avec sa doctrine de non-engagement dans des systèmes multilatéraux qui hypothéqueraient sa liberté de décision. Une chose est sûre, malgré des différences d’appréciation sur la situation au Sahel et surtout sur la Syrie, jamais, assuret- on à Alger, les relations entre les deux pays n’ont connu une telle embellie. Pour Abdelaziz Bouteflika, confronté à une crise financière provoquée par la chute du baril de pétrole à compter de 2014, l’appui de la France valait certainement quelques concessions, et ce, malgré l’impair commis par Manuel Valls, twittant une photo en compagnie du chef de l’État algérien diminué par la maladie et donc pas à l’avantage de ce dernier, impair qui manque de tourner à l’incident diplomatique, alors que les Algériens étaient déjà remontés à propos d’un article du Monde sur les Panama Papers, mettant en cause le ministre de l’Industrie, Abdeslam Bouchouareb, illustré par une photo du président algérien(39). C’était jugé d’autant mal venu que François Hollande, quelques mois avant, en juin 2015, avait effectué une visite éclair à Alger, mû par le désir de l’Élysée de voir les Algériens s’impliquer militairement en Libye après la chute de Syrte aux mains de Daech et la menace que faisait peser ce dernier sur la Tunisie.(40) Et sans doute était-il préoccupé par l’état de santé du président algérien un an après sa réélection controversée.(41) Quelle sera la politique algérienne d’Emmanuel Macron ? À défaut d’une visite d’État au protocole très lourd, ce que ne pouvait assumer son homologue algérien en raison de sa maladie, Emmanuel Macron a effectué une courte visite à Alger, sans grande annonce, tenant des propos déjà entendus dans la bouche de ses prédécesseurs par les Algériens. Sur le passé colonial, passage obligé, il a plaidé pour la « réconciliation des mémoires» et il ne veut «ni déni ni repentance». Fermez le banc. En matière de coopération, même si l’Algérie reste, selon l’Élysée, un potentiel économique considérable avec pour l’heure un niveau d’endettement extérieur faible, la préoccupation majeure pour Emmanuel Macron – c’était l’un des buts de sa visite – reste la sécurité régionale (Libye, Sahel). À Alger, il en aurait brièvement discuté avec le chef d’état-major de l’armée algérienne et vice-ministre de la Défense, le général Gaïd Salah : Paris souhaiterait que l’Algérie, seul pays de la région disposant d’une capacité opérationnelle, intègre le G-5 Sahel, structure sur laquelle la France pense se décharger à terme en matière de lutte antiterroriste, lui permettant ainsi de se désengager du bourbier sahélien.(42) Déjà réticent à la présence de forces étrangères à ses frontières — en plus des Français, 800 militaires américains sont basés à Agades au Mali —, Alger voit d’un mauvais œil l’intrusion de l’Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis qui, dans un premier temps, participeront au financement du G-5 Sahel à hauteur de 130 millions 0d’euros.(43) Enfin, autre préoccupation de l’Élysée qui l’empêche pour l’heure de définir sa politique algérienne, c’est l’incertitude liée à la maladie du président Bouteflika, dont la succession, au cas où il renoncerait à se présenter, est l’enjeu d’une sourde lutte au sein du pouvoir algérien, avec en toile de fond un contexte financier et économique difficile et un contexte régional qui reste potentiellement porteur de menaces. Pour l’heure, donc, c’est le «wait and see».

    H. Z.
    (*) Hassane Zerrouky, journaliste
    Etude parue dans Recherches Internationnales


    1) Gilbert Meynier, Questions internationales, n° 81, juillet-septembre 2016, Documentation française.
    2) Redha Malek, L’Algérie à Évian, Seuil, 1994, p. 212. Le chef d’état-major de l’ALN, le colonel Boumediène, et ses adjoints étaient opposés à la signature de ces accords (voir M. Harbi, Le FLN mirage et réalités, Éditions Jeune Afrique, 1982).
    3) Le programme de Tripoli adopté en juin 1962 par le CNRA.
    4) Jusqu’en 1968, les Algériens étaient dispensés de carte de résidence et de travail.
    5) Partie de la Mitidja et de la plaine du Chélif durant l’été 1962, l’occupation des fermes coloniales s’est par la suite propagée
    à d’autres régions. Petites et moyennes entreprises ont également connu le même processus.
    6) Malgré l’arabisation de l’école et de l’administration algériennes, le français est encore utilisé comme langue professionnelle
    et de travail, ainsi que d’enseignement dans les disciplines scientifiques et techniques. Depuis la rentrée de 2003,
    il est enseigné comme deuxième langue dès la deuxième année du primaire, au point que la langue française est plus implantée à l’ère actuelle
    que durant la période coloniale.
    7) Cité par Jean-François Daguzan in Les rapports franco-algériens, 1962-1992, Politique étrangère n°4 1993.
    8) Le Monde du 13 mars 1964.
    9) Voir René Gallissot, Henri Curiel, Le Mythe mesuré à l’histoire, Éditions Rive-neuve, 2009.
    10) Pas moins de huit attaques aériennes françaises avaient été lancées contre les forces du Polisario qui menaçaient
    l’armée mauritanienne entre novembre 1977 et mai 1978.
    11) François Mitterrand a également été informé de cette libération par les Algériens.
    12) Conférence de presse de Giscard d’Estaing, vidéo de l’Ina.
    13) L’Humanité du 24 juin 2015, «Quand Giscard chassait l’Algérien».
    14) Le Monde du 13 mai 1985.
    15) Le Monde, cité.
    16) Le Monde du 4 avril 1986.
    17) Liberté (Algérie) du 1/02/2018.
    18) El Moudjahid du 20 septembre 1988.
    19) Le Monde du 6 septembre 1988.
    20) Les services algériens ont été actifs dans la libération des otages français au Liban. En contrepartie, dit-on, Paris expulse 12 opposants
    algériens proches de l’ex-président Ben Bella en octobre 1986 et ferme les yeux sur l’assassinat de l’opposant Ali
    Mecili, membre du FFS, le 4 avril 1987.

    21) Le Matin du 15 janvier 1992.
    22) Sur cette question, voir Hassane Zerrouky, La Nébuleuse islamiste, éditions 1/Calmann-Levy, 2001.
    23) «La France et le Maghreb», article de Paul Marie de la Gorce, Politique Étrangère n°4, 1995. Site Persée.
    24) Les créanciers de l’Algérie, un consortium de 200 banques piloté par le Crédit lyonnais, exigeaient le paiement de 9 milliards de dollars au titre du service d’une dette de 24 milliards de dollars alors que les recettes algériennes excédaient à peine les 11 milliards de dollars.
    25) Dans la bouche des islamo-conservateurs, le terme de «laïco-assimilationnistes» désignait tous ceux qui étaient opposés à tout compromis avec les islamistes radicaux.
    26) L’Humanité du 6 février 1995.
    27) La rencontre devait avoir lieu à New York en marge de l’Assemblée générale de l’ONU.
    28) Alors que pour Liamine Zeroual «le dossier du FIS est clos», des cercles du pouvoir négociaient en sous-main avec l’AIS et une partie du FIS représentée par Rabah Kébir.
    29) Libération du 27-28/12/1997.
    30) Voir Le Matin du 16 octobre 1997 et El Watan du 6 janvier 1998.
    31) Après la reddition de l’AIS (Armée islamique du salut) fin 1997, et l’écrasement du GIA par l’armée algérienne durant l’année 1998-1999, la violence baisse d’intensité.
    32) Voir La Nébuleuse islamiste en France et en Algérie et mes écrits sur les raisons de cette démission dans l’Humanité et le Matin d’Algérie d’août-septembre 1998.
    33) L’Humanité du 29 juillet 1999.
    34) Voir l’article de H. Zerrouky, Le Matin, 29 novembre 2007. Le ministre des Moudjahidine (anciens combattants) et pratiquement toute la presse tonnaient contre le président français.
    35) Le Matin, idem.
    36) Soir d’Algérie, 19 juillet 2012.
    37) Sur l’attaque du site gazier d’In Aménas, voir l’Humanité des 16 au 22 janvier 2013.
    38) Selon plusieurs médias algériens, des avions militaires algériens gros porteurs C 130 et Illiouchine ont transporté du matériel militaire français au Mali.
    39) Le Soir d’Algérie du 28 avril 2016.
    40) L’Humanité du 26 février 2015.
    41) Voir Recherches internationales n°99, avril-juin 2014.
    42) Dépêches AFP du 14 et du 15 12/2017. À propos du G- 5 Sahel, une première réunion élargie regroupant la France, l’UE, les États-Unis, l’Arabie Saoudite et les Émirats a eu lieu à Paris le 13 décembre et une seconde est prévue fin février à Bruxelles. Le G5 Sahel est constitué du Mali, du Tchad, du Niger, du Burkina et de la Mauritanie.
    43) L’Algérie est le seul pays, avec l’Irak et le Liban, à ne pas faire partie de la coalition antiterroriste lancée par Riyad en novembre dernier.
    Le Soir d’Algérie

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