Mois : mars 2011

  • La répression d’une manifestation pour un changement au Maroc fait des dizaines Tiznit

    Tiznit (Maroc) 06 mars 2011 (SPS) La répression violente des forces de sécurité marocaines contre une manifestation pacifique tenue samedi à Tiznit, demandant un changement au Maroc, a fait selon un premier bilan des dizaines de blessés, a rapporté dimanche, la presse marocaine.

    Les mêmes sources ont indiqué l’existence des militants de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH) parmi les blessés, réaffirmant la détermination des manifestants à poursuivre leurs mouvements pour un changement au Maroc.

    Au moins 6 personnes auraient trouvés la mort depuis le début des protestations au Maroc et des centaines de blessés dans différentes villes du Maroc, alors que des dizaines ont été jugés pour avoir mener des mouvements de protestation.

    Le parti ‘Ennahj Eddimocrati’ a appelé, dans un communiqué, le peuple marocain à « rester uni pour résister à la répression et les tentatives menées par le régime marocain pour faire taire les revendications légitimes du peuple appelant à un changement, à une vie décente et à éliminer la tyrannie d’Etat au Maroc ».

    Dans ce contexte des marches de protestation sont prévues dimanche dans plusieurs villes marocaines pour réclamer un changement à l’appel de la coordination de soutien au mouvement du 20 février. (SPS)

  • Isabel Terraza : « On a vu des Sahraouis brulés vifs »

    La militante espagnole Isabel Terraza et le militant mexicain Antonio Velazquez étaient deux des témoins ayant, à travers la presse mondiale, apporté leurs témoignages sur le génocide commis contre des civils sahraouis au camp Gdeim Izik par les forces de l’armée marocaine. Rencontrés en marge des festivités commémoratives du 35e anniversaire de la proclamation de la République arabe sahraouie démocratique dans les camps des réfugiés sahraouis de Smara (Tindouf), ces deux militants, membres de l’Organisation non gouvernementale, Résistance Sahraouie, ont bien voulu répondre à nos questions et c’est Isabel Terraza qui s’est prononcée au nom des deux militants.

    ENTRETIEN RÉALISÉ, DANS UN CAMP DE RÉFUGIÉS SAHRAOUIS DE TINDOUF, PAR FARID HOUALI
    Le Courrier d’Algérie : Vous avez été témoins d’un génocide comme vous l’avez souligné auparavant sur les colonnes d’un bon nombre de quotidiens…

    Isabel Terraza : Franchement moi, personnellement, il m’est trop difficile de revenir sur ce qui s’est passé ce jour là, je n’ai jamais crû qu’un humain pouvait en aucun cas faire preuve d’une telle violence envers un autre. En un mot, c’était un génocide. Cela restera gravé dans ma mémoire tant que je serai vivante. Pour revenir à votre question, oui, nous étions témoins du démantèlement du camp de Gdeim Izik, moi et mon ami Antonio Velazquez. Nous y étions depuis les premiers jours de son installation soit depuis le 20 octobre 2010 plus exactement. Disons que nous avons appris bien avant l’installation du campement en dehors de El Ayoun par les jeunes sahraouis et là, un fait nous a marqués.

    Lequel ?

    Franchement, le campement a été installé en un clin d’oeil. Les jeunes sahraouis ont fait preuve d’une solidarité rare en son genre. En regardant ces derniers monter les premières tentes, on est resté stupéfait et étonné par l’esprit de fraternité des Sahraouis. En un laps de temps, ces jeunes ont pu faire passer le message et ainsi réunir des milliers d’autres derrière eux. Leur message était clair. Ils n’en voulaient plus de l’occupation marocaine. En face, il n’a pas fallu une éternité pour connaître la réponse du régime marocain. La suite, le monde entier la connaît et le Maroc, quoi qu’il fasse, il ne pourra jamais nier ou cacher le génocide. Les mots ne suffiront pas pour décrire la cruauté marocaine. Elle dépasse l’imaginable. Pour réprimer, les forces marocaines ont usé de tous les moyens. On a vu des Sahraouis brulés vifs. Sincèrement, c’était abominable. Les autorités marocaines ne pourront falsifier la réalité et nous les défions de prouver le contraire. Nous, on dispose de preuves concrètes.

    Les autorités marocaines savaient que vous y étiez…

    Assurément, de ce côté-là les Marocains s’assuraient qu’aucune information ne sorte du campement. On veillait à ce que rien ne filtre.

    Mais vous avez quand même pu être en contact avec le monde extérieur…

    On est resté cachés pendant dix jours dans une maison fuyant les forces de police, de gendarmerie royale et les forces auxiliaires, d’où nous entendions les cris et les appels des Sahraouis lors des perquisitions menées d’une rare violence par les forces du Makhzen. Là, sans parler des enlèvements, on se croyait dans un cauchemar. Suite à quoi, il fallait du moins mettre nos amis de l’extérieur au courant de la barbarie marocaine. Nous avons réussi en dépit de tout, à envoyer les premières photos et vidéos, chose réussie.

    Quel était votre sentiment en sachant que vous avez contribué à médiatiser les faits ?

    Je dirai que malgré le blocus médiatique imposé par les autorités marocaines, on a fait notre devoir et ainsi tenir au courant les autres militants de la cause et des réalités sur le terrain contrairement à ce que ne cessaient de faire croire les marocains.

    Mais vous avez été finalement repérés par les autorités marocaines qui vous ont expulsés…

    Après nous avoir délestés de nos appareils-photo et téléphones. Oui, on a été expulsé le 17 novembre précisément. On a été prié de quitter El Ayoun sous prétexte de notre sécurité, mais moi, j’appelle cela une expulsion et rien de plus. En tout état de cause, nous ne cesserons en aucun instant d’apporter nos témoignages sur ce qui s’est passé ce jourlà. Il est inconcevable et inadmissible pour nous de voir cela se passer autour de soi sans faire bouger le petit doigt. C’est injuste de voir des milliers de Sahraouis qui ne revendiquent que ce qui leur revient de droit, massacrés au quotidien par les forces coloniales marocaines.

    Peut-on comprendre par là que vous êtes déterminés à aller de l’avant dans votre combat pour la cause sahraouie ?

    Certainement. Tous ceux qui croient à la dignité et les libertés des peuples doivent faire de même.

    Etes-vous prêts à y retourner ?

    Y retourner ? Non je ne pense pas, du moins pour le moment, on est dans la case des ennemis n°1 des Marocains. Quoi qu’il en soit, nous sommes prêts à la défendre jusqu’au bout, ni les intimidations ni encore moins l’interdiction de se rendre sur les territoires occupés qui nous en dissuaderont. Nous le répéterons à chaque fois que c’est nécessaire, nous sommes et nous serons aux côtés des populations sahraouies. Notre présence ici parmi eux pour célébrer le 35e anniversaire de la proclamation de la République sahraouie en est la preuve formelle. La cause sahraouie, nous y croyons. Que ce soit ici ou ailleurs, les peuples ont droit à une vie sur la terre de leurs ancêtres, réellement ce n’est pas aussi compliqué que cela paraît. La cause sahraouie est la nôtre. Et ce qui m’intrigue le plus, c’est que tout cela se passe au vu et au su de tout le monde.

    Justement, vous êtes espagnole et pourtant la position de l’Espagne officielle est claire ?

    Oui, c’est désolant mais les Sahraouis le savent bien, le peuple espagnol ne cautionne guère la position officielle. La plus grande partie des Espagnoles sont pour la cause.

    Et l’Algérie ?

    Sa position est honorable. Ce pays a toujours su se montrer aux côtés des Sahraouis. C’est l’un des rares pays qui s’est clairement manifesté pour la cause. On l’a jamais connu, si l’occasion se présente, nous y viendrons et organiserons une conférence au profit de la cause sahraouie et du combat héroïque de son peuple, hommes et femmes. Et à l’occasion je salue les journalistes algériens. J’en connais pas, mais ce qui est sur et même certain c’est que ces derniers, pour leur part ont bien médiatisé la cause sahraouie et souvent dénoncé les violations des droits de l’homme dans les territoires occupés, je salue également leur courage. Votre dernier mot… Parler des violations des droits élémentaires des Sahraouis par les autorités marocaines, on en dirait jamais assez. La communauté internationale, le Conseil de sécurité de l’ONU doit impérativement intervenir et amener le Maroc à accepter un référendum juste au Sahara Occidental et ainsi mettre un terme aux souffrances des populations sahraouies. Je pense que ce qui s’est passé en Tunisie et l’Egypte est un prolongement du soulèvement de Gdeim Izeik.

    Source : Le Courrier d’Algérie, 5/03/2011

  • Sahara Occidental : Négociations et répression sanglante

    Les 8 et 9 mars, une nouvelle réunion informelle aura lieu à Malte entre les délégations du Maroc et du Front Polisario sous l’égide de l’Envoyé Personnel de l’ONU, Christopher Ross, et en présence des observateurs de s pays voisins, l’Algérie et la Mauritanie.

    Cette réunion intervient après quatre rounds de négociations directes et cinq réunions informelles, un processus qui dure depuis juin 2007 sous l’ordre du Conseil de Sécurité des l’ONU en vue de parvenir à une « solution politique juste, durable et mutuellement acceptable qui permette l’autodétermination du peuple du Sahara Occidental ».

    Presque quatre ans de rencontres caractérisées par l’éloignement des points de vue des deux parties. Mais dans les derniers mois, un nouvel élément est venu s’ajouter aux négociations : la répression exercée par les autorités marocaines à la veille de chaque rencontre.

    Au mois de novembre 2010, quelques heures avant la rencontre du 8 novembre à Manhasset (New York) le camp de Gdeym Izik était démantelé avec une violence sans précédent aboutissant à l’emprisonnement de plus de 200 sahraouis à cause de leur participation dans la protestation pour revendiquer des conditions de vie respectables.

    Aujourd’hui, à la veille de la réunion du 8 mars, au moins 68 sahraouis ont été blessés durant l’intervention brutale de la police marocaine pour disperser une manifestation pacifique organisée merdredi dans la capitale occupée du Sahara Occidental, El Aaiun, pour demander la libération des prisonniers politiques et restituer les droits des anciens travailleurs de la société Fos-Bucraa. Et dans la ville de Dakhla, qui n’a jamais connu de troubles auparavant, les citoyens sahraouis ont été violemment agressés par des civils marocains , leurs maisons saccagées et voitures brûlées sous le regard passif de la police marocaine.

    Des évènements qui ont abouti à la démission de plus de 60 élus sahraouis de l’administration marocaine.

    Devant cette réalité, il devient légitime de se poser des questions sur la bonne foi des autorités marocaines qui agissent de la sorte à chaque fois qu’une rencontre est programmée par l’ONU dans le but de résoudre ce conflit qui date de 36 ans.

  • Le régime marocain soutient Kadhafi

    Coups de matraques et de pieds sont la réponse des autorités marocaines aux citoyens qui dénoncent les crimes contre l’humanité du guide de Tripoli. Un sit-in organisé par un réseau d’associations des Droits de l’Homme le mardi 21 février 2011 à 17h devant le centre culturel libyen à Rabat a été violemment réprimé par les forces anti émeutes marocaines.
    Insultes, coups, mépris, rien n’a été épargné à ceux qui sont venus dénoncer le dictateur libyen. «Ils m’ont volé mon portable et violenté devant mon fils», affirme Mohammed Ennouhi, Président de l’Instance marocaine des Droits Humains.
    Des représentants de l’Association Marocaine des droits de l’Homme (AMDH) ont été convoqués à 15h (deux heures avant la tenue du sit-in), au bureau de Mohamed Regraga, Gouverneur et adjoint au préfet de Rabat, qui leur a signifié que la manifestation était interdite par ordre écrit. « Nous lui avons répondu que cette interdiction était illégale, étant donné qu’elle viole le droit de manifester, il a rétorqué que les ordres viennent d’en haut, et que cela est donc au-dessus des lois », explique Youssef Raissouni, membre de l’AMDH convoqué à la réunion. Sachant que les gouverneurs et les préfets sont directement nommés par le roi, ces « ordres d’en haut » ne peuvent donc venir que du cabinet royal.
    Aux yeux des militants et des journalistes présents au sit-in, Mohammed VI démontre de la sorte que non seulement il ne compte pas condamner l’action génocidaire de la dictature libyenne, mais qu’il sera prêt à lui renouveler son amitié. Si de nombreux diplomates libyen en poste à l’étranger ont d’ores et déjà annoncé leur désolidarisation avec le régime de Tripoli et leur ralliement à la révolte populaire, l’ambassadeur de Kadhafi à Rabat n’en a rien fait.
    Selon le journaliste indépendant et analyste politique Ali Amar, «par son silence face à ces événements historiques qui secouent la région, par sa répression contre les manifestations anti Ben Ali, puis anti Kadhafi au Maroc, et par sa totale déconsidération des messages que le peuple marocain lui a transmis pendant la marche du 20 février qu’il a qualifiés de démagogiques, il se fait l’allié objectif des dictateurs arabes».
    Il est à rappeler que le Maroc est l’asile traditionnel des dictateurs africains : Mubutu Sese Seko, ex-potentat du Zaïre, un des chefs d’Etat les plus sanguinaires d’Afrique, décédé paisiblement à Rabat après une longue carrière de dictateur, Dadis Camara qui a été accueilli à l’Hôpital Cheikh Zayed à Rabat après avoir été blessé au crâne, et Obiang Nguéma, le pétro-dictateur dont la sécurité est assurée par les Marocains et qui investit massivement au royaume chérifien. Trois exemples édifiants d’une longue liste d’alliés inconditionnels reçus avec les honneurs par Rabat.
    La réaction de l’Etat marocain semble incompréhensible de la part d’un régime qui prétend être démocrate dans sa communication officielle. Depuis le début de la fronde tunisienne, l’Etat marocain a déployé une puissante machine de propagande à coups de censure et de détournement des faits pour tuer dans l’œuf une fronde de plus en plus inévitable au royaume chérifien.
    «Les autorités marocaines mentent même à leurs propres agents, pendant que nous-nous faisions tabasser par les merdas (ndlr : appellation donnée par les Marocains aux forces auxiliaires à cause de la couleur douteuse de leurs uniformes), leurs supérieurs leurs criaient que nous sommes un groupe d’homosexuels et de mécréants qui ne font pas le ramadan», raconte Saddik lahrach, membre du Forum Vérité et Justice présent au sit-in de solidarité. Le régime de Mohammed VI démontre dorénavant qu’il n’hésitera pas à recourir à la violence, ni à appeler à la haine et livrer à la vindicte populaire ceux qui osent le critiquer. Tout ceci, en exigeant évidemment d’être considéré comme un grand démocrate.
    Zineb El Rhazoui
    Article écrit pour GuinGuinBali
  • Maroc : le pouvoir à la dérive…

    Par Mohamed Hifad, 2/3/2011

    Modeste mise au point d’un observateur:

    Le Makhzen , pour assurer ses arrières, commence à distribuer des « dons » pour les chorfas et zaouia, des parcelles pour les habitants des bidonvilles, il commence à inscrire dans toutes les provinces les chômeurs diplômés, le conseiller du roi reçoit les représentants des syndicats passant outre le dialogue stérile entre ces derniers et le gouvernement, des membres de la famille royale prennent la parole sur France 24 chez ses fidèles alliés copropriétaires avec eux du Maroc, il injecte des millions de dollars dans la caisse de compensation et le nouvel organisme qu’il crée dans ce sens entame son travail à la va-vite , il a déjà augmenté la police juste avant le déclenchement de ces événements, etc . 
    On défend l’exception du Maroc sur les médias mais sur le terrain , on passe à la vitesse supérieure pour atténuer la colère du peuple. La seule possibilité qui reste pour faire vivre au Maroc une Révolution blanche résidera dans le fait immédiat de réaliser pour les Marocains ce que revendiquent haut et fort leurs frères tunisiens, égyptiens et libyens et bien d’autres à leur suite. Mais le Makhzen figé est incapable d’un tel revirement de situation d’où il sortirait bien grandi et épargnerait au peuple marocain bien des sacrifices en vie humaine .Ce serait comme tenir un langage de raison à Khadafi en ce moment .
     
    Même si Mohamed VI semble apte à le faire , son entourage, en particulier les fassis, les dits alliés traditionnels du Maroc, les généraux de son père , sa constitution et ses lois restées intactes , ses gros intérêts d’homme d’affaire (…) ne le laisseront pas faire ce geste salutaire pour le peuple marocain..

    Le Roi n’acceptera pas de régner et ne pas gouverner et d’être jugé le premier pour abus de pouvoir, de richesses illégales et d’accepter une limitation des richesses au Maroc sinon ce n’est pas la peine de faire une Révolution et se trouver face à des caisses vides, et refaire une autre Révolution et ainsi de suite. Il faudra fixer un plafond pour tous à ne pas dépasser et récupérer le surplus chez tout le monde en commençant par la famille royale , la première fortune du pays accumulée par des moyens illégaux sous la dictature de Hassan II et de la même manière aujourd’hui et à sa suite toutes les grandes fortunes du pays .
    C’est donc désormais l’impasse : il faut choisir entre la dictature et la Révolution. Aujourd’hui, Mohammed VI commet la même erreur que son père en croyant que les revendications des marocains sont uniquement d’ordre social et économique ou veut les réduire exprès à ce niveau là alors qu’elles sont essentiellement politiques. Même s’il donne un salaire mensuel pour chaque Marocain(ne) aujourd’hui , il n’arrêtera pas ces manifestations pour la dignité et la liberté. Personne ne peut plus supporter de lui baiser la main et de venir chaque année faire des courbettes devant lui en esclave comme au moyen âge. Les Marocains ne font plus confiance au régime qui leur a menti des milliers de fois et toute réforme, même sérieuse, arrive trop tard. Si le Maroc rate le changement en ce moment, il ne le fera jamais. Tous les scénarios sont possibles aujourd’hui pour la Maroc !
     
    Solidarité Maroc, 03/03/2011

     

     

  • La bonne victime : une question d’images, d’emblèmes, et un sens politique implicite

    L’image est aujourd’hui devenue primordiale : on la trouve sur une affiche, à la télévision, dans les magazines, racontée et accompagnée d’un fond sonore à la radio… L’image illustre les situations qui visent à alerter le public sur une cause, qu’elle soit d’urgence (séisme à Haïti), qu’elle cherche à attirer l’attention sur une situation prolongée ou oubliée (tel le conflit du Sahara Occidental, ou comme la diarrhée comme une des premières causes de mortalité infantile dans le monde), ou qu’elle cherche à montrer la proximité de problèmes contemporains (redondance de l’évocation des sans-domiciles fixes lors des premiers froids de l’hiver).
    Or, cette image est une présentation autant qu’une représentation : son sens premier, figuratif, est aussi perçu comme une évocation et une allégorie : cela dessine un corpus de sens, qui sera nommé dans cet article « imagerie victimaire » et dont je dissèquerai les ressorts et impacts. Quels sont les cheminements du protocole émotionnel, quelles sont les et conséquences de la « politique de l’image »[1] ? En un mot : comment fonctionne la « rhétorique de l’image » [2] et quels sont ses impacts ?
    Cette réflexion s’appuie sur deux expériences, issues l’une d’un terrain anthropologique –c’est-à-dire sur une étude monographique, longue et suivie- et l’autre d’une simple révolte de spectateur. Il va donc être question ici de mes recherches dans les camps de réfugiés sahraouis, au Sud-Ouest de l’Algérie ; et de la représentation du tremblement de terre haïtien dans les médias où le séisme fut montré, raconté, et les appels au don mis en scène. Il s’agit donc d’une perception par les « récipiendaires » : d’une part, le réfugié, récipiendaire de l’aide ; et de l’autre, l’auditeur-spectateur, récipiendaire d’informations qui montrent une catastrophe et font appel à sa générosité.
    Ainsi, cet article va analyser comment les représentations de l’autre, lors d’un désastre nécessitant l’intervention extérieure, véhicule diverses idéologies : victimaire, business, et politique. Une partie illustrée par les camps de réfugiés sahraouis sera consacrée sur la façon dont la femme est devenue une « bonne victime » selon ces représentations. Cette expression permet de soulever les leviers des représentations collectives du malheur de l’autre.  L’ensemble ne suppose toutefois pas qu’il existerait aussi de « mauvaises victimes », mais des victimes plus difficiles à médiatiser et à mettre en scène pour lever des fonds ou même faire porter l’attention sur elles.
    Une représentation victimaire nécessaire
    qui provoque l’empathie
    Les représentations victimaires, qui sont pour beaucoup le fait des médias, sont aussi utilisées par les ONG pour sensibiliser le public et le mobiliser pécuniairement, car elles sont généralement largement financées par des dons privés (en plus des apports d’organisations telles que le FMI, l’OMS, Echo, etc). Elles usent de cet argent d’une manière le plus souvent contrôlée et saine. Lors d’une catastrophe, elles essaient donc de mobiliser leurs fonds de « réserve », qui sont entretenus tout au long de l’année, mais aussi de mobiliser de nouveaux donateurs ou des donateurs ponctuels. C’est alors que les levées de fond ont lieu, que ce soit par l’intermédiaire d’affiches, d’appels télévisés, de courriers, d’alliances avec de grands médias et de shows médiatiques et, au-delà, par le biais de jeunes personnes qui interpellent les passant dans la rue, apportant des informations et des réponses au public.
    Or, une catastrophe mise en avant permet donc aux ONG de récolter des fonds et de mener des actions de prévention et de collectes auprès du grand public, mais aussi d’influencer des décisions internationales. À contrario, un conflit délaissé n’intéressera pas grand monde, et l’empathie se limitera à quelques reportages épars dans des revues spécialisées : il mobilisera plus difficilement les dons (« loin des yeux, loin du coeur »). Donc, les ONG, qui répondent aussi à la loi de la demande (de l’aide) et de l’offre (du personnel et des moyens), mais qui ont toujours plus de demandes que d’offres, sont dépendantes de la couverture médiatique avant de répartir, lorsque c’est possible, les fonds sur d’autres zones en besoin. C’est ainsi que se dessine une carte du visible, du représenté, définissant par défaut les régions qui sont moins mises en avant.
    On rappelle d’ailleurs qu’un évènement issu d’une catastrophe naturelle concerne plus le public que si il est issu d’un conflit dont la complexité est difficilement traductible et où l’innocence de la victime est mise en doute : cette dernière est alors implicitement perçue comme plus « responsable » de son sort que si elle avait été touchée par une imprévisible et inexorable colère naturelle, et provoque moins l’empathie.
    La mise en scène des images retransmises lors des appels au don fait référence soit à de précédentes affiches, soit à de grands symboles de nos sociétés : dans les pays occidentaux, ce sont souvent des symboles chrétiens, comme des descentes de croix ou des pietà. Ces références esthétiques deviennent répétitives et se basent sur ce qui touche le plus le spectateur, sur ce à quoi il peut le plus s’identifier : un slogan choc rappelant l’anormalité d’une situation qui rompt brutalement avec le confort des pays occidentaux, ou alors une représentation d’une personne qui pourrait être un fils, une sœur, une mère, voire… soi-même.
    Ainsi, le sens de l’image supplante ce qu’elle figure, ou plutôt qui elle figure : plus que la personne qui est montrée sur une affiche d’une ONG, le spectateur reconnaît le personnage, identifié selon diverses « archétypes », chacun symboles d’un groupe de victimes : l’enfant mourant ou l’enfant pauvre mais souriant, la femme belle et fiable bien que marquée par les souffrances, le vieil homme accomplit et sage mais résigné… Comment ces corpus se sont-ils constitués ?
    L’esthétisation du malheur, accompagnée d’une mise en scène référentielle, vise à alerter le spectateur. Il est alors souvent question de désolation : l’homme lui-même est présenté sans rien d’autre que sa douleur, parfois même dénudé, inondé de poussière ou sec comme le désert qui l’encercle, semblant désolé de son existence, d’être quand plus rien ne subsiste… Ce corps est  la plupart du temps associé à un vocabulaire très connoté[3] : il est la conséquence de « guerres ethniques », appartient à des « hordes », accompagne des « cadavres amoncelés, entassés »… Par exemple, suite au tremblement de terre à Haïti, en janvier 2010, ce pays fut qualifié « d’île du malheur » -alors que l’île est partagée par deux États-, « destinée »[4] au malheur, frappée d’une « malédiction »[5], etc. Par divers dispositifs iconographiques et textuels, les mises en scène des personnes souffrante devenaient impudiques, irrévérencieuses, comme si elles autorisaient un regard indigne[6].
    L’alarmisme des représentations soulève la pitié, laquelle influe sur le spectateur qui tend à donner, quasi impulsivement, pour « compenser » le malheur mis en avant et faire le bien, et vouloir « résoudre » les problèmes de la personne[7]. Ainsi les levées de fond fonctionnent avant tout parce qu’elles savent tirer les fils de la compassion : c’est la « politique de la pitié[8]. »
    En outre, l’image de l’action des ONG demeure souvent, malgré les évolutions du domaine de l’humanitaire, celle emblématique des « french doctors » à la mission romantique, qui parcourent le monde afin d’en panser les plaies, sauvant des victimes décontextualisées ou déshistoricisées. Leur action apparaît donc comme automatique, renouvelable, ce qui permet de passer d’une victime à l’autre, d’une guerre à l’autre, sans réflexion.
    Les victimes d’aujourd’hui se mélangent donc dans le grand chamboulement médiatique : enfants ukrainiens de Tchernobyl, vieilles mère tchétchènes, ombres errantes du Darfour, jeune bangladeshie prise dans les eaux d’une inondation… Avec ce système, la victime supplante la cause, le vulnérable demande indistinctement le droit à l’aide, l’humanité devient fragilité et corps malmené, qui demande une « sécurité humaine » et engage la « responsabilité de protéger »[9]. Mais cette victime, selon qu’elle soit présentée ou non par les médias, que la cause de son malheur soit ressentie comme « injuste » (tremblement de terre, enfant touché) ou « complexe » (conflit où les « bons » et « méchants » sont difficilement indentifiables par exemple) ; cette victime donc, reste toujours distanciée du public donateur.
    Car, si ce don-réflexe et compassionnel soulève la pitié par l’identification, cette reconnaissance s’effectue surtout au nom de l’humanisme, du vivre ensemble en tant qu’hommes ; et non du vivre ensemble réel : si on reconnaît le malheur de l’autre et si on est touché par ce malheur, il est difficile de s’identifier véritablement à ceux qui le vivent -souvent, le spectateur-donateur ne peut pas être dans le même cas que celui qui a besoin d’aide et, même s’il est atteint d’une catastrophe naturelle, il s’en sortira mieux que ceux montrés par les médias (ex : constructions anti-sismiques au Japon ; système de secours et de santé efficace rapidement, soutien de l’État concerné, etc.).
    Ainsi, certains « chocs » de catastrophes « imprévisibles » et mal gérées remettent ce réflexe en question (l’ouragan Katrina en Floride en 2005, la tempête Xynthia en Europe en 2010), permettant l’identification réelle et faisant alors véritablement peur en rappelant la vulnérabilité de l’Homme quel qu’il soit, l’empathie fonctionne par l’identification à l’autre, mais ce dernier demeure toutefois dans l’ailleurs, l’altérité, loin, face à des tragédies dont « nous » sommes hors d’atteinte.
    Les représentations qui amènent le don et actionnent le geste impulsif, substituent alors l’empathie et le geste-réflexe à la solidarité et au geste-réflexif, et induit un don proportionnel à l’ampleur compassionnelle immédiate. Ainsi, plus un cas fait pitié, plus sa cause est « rémunératrice » en dons. Pour la cause élue, l’élan de générosité peut même être entretenu dans une catharsis caritative  alimentée par des images « évocatrices » (un enfant malnutri qui regarde le spectateur) et des « ambassadeurs » modèles de la cause (qui « s’engagent », organisent un concert télévisé, mettent un T-shirt en vente, vont sur le terrain voir la « réalité », incitent à donner…). Que ce soit sur les lieux de l’urgence ou pour des causes plus délaissées, certaines organisations demandent à des stars hollywoodiennes de venir compatir aux malheurs des blessés et sans logis, afin d’attirer les caméras et d’inspirer la générosité internationale et les dons. Ainsi en septembre 2002, l’actrice Angelina Jolie effectuait un don en 2008 pour aider les réfugiés sahraouis, en déclarant : « J’espère encourager ainsi d’autres personnes à prendre conscience de la crise à laquelle sont confrontés les réfugiés du Sahara occidental, et à faire ce qu’elles peuvent pour aider »[10].
    En outre, le système humanitaire (qui représente le lien entre le monde du donateur et celui du souffrant), donne l’impression d’une proximité temporelle (rapidité) et spatiale (l’ailleurs en souffrance est proche) avec la victime. Si cela permet de relayer l’aide, cela rigidifie également les cloisons entre « nous » et « l’autre » : quand il y a une intrusion violente de l’altérité, quand le conflit, le lointain, le « sale », ce qui est dans l’oubli devient proche et à l’avant de la scène, « l’ailleurs menaçant n’est plus aux marges »[11]. Il peut donc provoquer la méfiance, la peur, et son rapprochement peut mettre en place des tactiques d’éloignement de différenciation perpétuée, qu’elles soient conscientes ou non. Le monde contemporain rapproche alors l’autre tout en insérant de discrètes mais intenses frontières intérieures avec lui.
    Se pose alors le problème du don inégal en fonction de la victime : on donne moins à ceux à qui on ne s’identifie pas. On donne aussi surtout à ceux pour qui « on a espoir »[12], parce qu’on a été touché par image mais aussi parce qu’on souhaite que le don « serve à quelque chose ». Ainsi, une victime sans esthétisme et sans espoir est plainte, mais on se dit que son argent sera forcément détourné car on juge son milieu culturel corrompu. Par exemple, l’une des multiples raisons qui explique que les inondations pakistanaises de 2010 ont peu touché le public occidental est que ce pays est considéré trop en marge et différent, et qu’il le restera : comme les pakistanais sont et seront « en dehors de l’ordre normal du monde », pourquoi donner ? La réaction face au malheur, toute émotionnelle qu’elle soit, n’est donc pas équitable : elle prend en compte les présupposés (souvent inconscients) qu’une communauté et que soi-même a sur l’autre.
    À long terme, si cette représentation victimaire fait fonctionner les ONG, on peut se demander si elle n’est pas devenue un moteur sensationnaliste d’une industrie de la représentation qui oublie la compréhension de sur qui se base ce système, au dépend de la réflexion et de la dignité du regard sur l’autre. C’est alors qu’avec cette surenchère, et dans ce manque de réflexions, l’empathie prend  parfois une forme cynique, en faisant vendre certains journaux sordides, ou en permettant à de grandes entreprises de se racheter une éthique[13].
    Un exemple : la femme, support victimaire
    Les organisations humanitaires autant que les journalistes ont tendance à privilégier les femmes dans leur coopération avec la population, et ce pour diverses raisons. D’abord, la femme est considérée comme la garante principale du tissu social, et maintien une certaine continuité lors des évènements violents ou dans l’exil. Ensuite, elle reflète l’identité « traditionnelle », des « victimes » : celle « originelle » à retrouver « après » l’évènement perturbateur – ce dernier étant souvent perçu comme une parenthèse temporaire n’influant que peu sur la vie sociale et culturelle des personnes. En soutenant la famille, la femme devient le symbole du soutien de l’humanité tout entière. Elle est aussi censée être plus directement préoccupée par les besoins essentiels auxquels se proposent de répondre l’aide internationale : la nourriture, l’hygiène, l’attention aux jeunes enfants, etc. Elle incarne l’abnégation, et on la réfère souvent à la maternité (faire naître l’enfant), à l’éducation (faire grandir cet enfant), et à la féminité (être belle… donc digne).
    La femme est donc  souvent plus impliquée dans les processus de construction et d’engagement humanitaire et plus « fiable » que les hommes, car moins prise dans les réseaux violents ni « instrumentalisée » par le combat politique et le conflit armé.
    Si certaines femmes sont parfois mises excessivement en avant, en tant que « bon mais rare exemple », elles sont généralement représentées comme un « sujet » nécessiteux, dont la seule existence exprime un besoin auquel le monde de l’humanitaire tente de répondre, un manque qu’il essaie de combler, une victime qu’il vient sauver. En effet, proche ou composante des catégories de « vulnérables » distinguées par les ONG[14], la femme fait partie des groupes les plus susceptibles de subir des violences et de ne pouvoir y opposer une résistance, et reflète l’image emblématique de la personne en souffrance, à la fois pierre de voûte légitimant l’action humanitaire et ex-voto à envoyer aux donateurs lors de la présentation médiatique du projet humanitaire.
    Ainsi, leur représentation suit souvent une convention figurative d’une esthétique exotique évoquant une certaine sensualité (dans les attitudes, les vêtements désordonnés, le mystère de gestes aux significations inconnues), tout comme des référents religieux (cette « pietà » -qui a la même étymologie que « pitié »-, ou « madone », universelle, que l’on retrouve à travers les époques et les régions). La femme est la figure « humanitaire » par excellence, dévouée, de bonne volonté, là où l’enfant serait celle « victimaire », né innocent, et la personne âgée celle de la « laissée pour compte », forcément sage. Toutes ces figures vulnérables sont considérées comme non-responsables, mais, comme l’a dit Arendt (en parlant des réfugiés), leur innocence même peut être « le plus grand malheur » : « l’innocence, dans le sens d’un manque total de responsabilité, est [était] la marque de leur privation de droits car c’est [était] le sceau de leur perte de statut politique »[15].
    La femme ainsi considérée est donc dévalorisée par ce regard empathique, présupposant son besoin et sa bénignité. Définies par leur état de victime et par leur capacité à relayer l’aide, les femmes sont, dès lors, démunies de la capacité de responsabilité dans l’histoire du conflit. Par contre, elles ne peuvent être que responsables de leur famille, et donc naturellement enclines à relayer et appliquer les leçons de l’humanitaire, et à être « du côté de la vie », là où les hommes sont souvent envisagés comme responsables de la guerre et de la mort.
    Les camps de réfugiés sahraouis sont installés depuis plus de trente ans dans le Sud-Ouest de l’Algérie, et sont administrés par le Front Polisario[16]. Tous les acteurs présents sur place ont appréhendé l’importance symbolique que représentent les femmes, les sahraouiyats, et les mettent souvent en avant auprès des politiques ou des organisations internationales. Les femmes sont donc devenues une base importante pour les ONG, qui en font une image d’Épinal et un allié privilégié, comme pour le Front Polisario, pour qui les femmes assurent la permanence des camps et donc le socle de la lutte. En effet, comme la lutte nationale portée par le Front Polisario s’appuie matériellement sur les camps, la population sahraouie des camps est un enjeu primordial. La femme en est la garante car synonyme de naissance et de reproduction de la population. La naissance, c’est l’origine, et l’origine, c’est ce vers quoi tend le Front Polisario : le retour au Sahara Occidental.
    C’est donc l’avenir de la résistance qui se joue avec elle. C’est ainsi que, symboliquement, le corps de la femme est le vecteur qui « implante » une population, une « base en exil » qui permet d’allier la persistance symbolique et héritée du territoire à des évolutions nouvelles et radicales : celles de la révolution sociale et plus largement de la lutte nationale. Ainsi, par son sexe comme par son activité, la femme est celle qui reste à jamais « réfugiée », avec toutes les significations attachées à cette condition, et avec l’assurance de recevoir l’aide. Elle reflète l’image qu’on leur impose, celle d’être fiables et fidèles au processus de stabilité, tout comme celle, forte et militante, qu’elle renvoi à l’extérieur. Parmi les réfugiées, les sahraouiyats sont donc à la fois considérées comme celles à protéger et celles sur lesquelles il faut de préférence s’appuyer pour la réalisation de tout projet. Elles sont la destinée d’une action, le support d’un travail.
    De plus, comme elles lient le temporel (la tradition et la naissance) au spatial (la résidence dans les camps, la possession des biens matériels), elles sont devenue le « quotient sahraoui » de l’identité des camps : l’élément assuré, stable, qui incarne dans l’épouse et la mère les valeurs de la société. Ainsi, même si les hommes sont tout autant responsables et concernés par leur famille que leurs conjointes, mères et sœurs, femmes et hommes ont un rapport différent avec le dispositif humanitaire. Là où les femmes prennent le relais de l’aide, les hommes ont plus tendance à travailler directement avec ces dernières dans la logistique matérielle ou pratique, en étant engagés dans des missions de collaboration, toujours ponctuelles, mais qui demandent une présence intense et complète sur le moment. Dans le processus de distribution de l’aide, ils sont plus acteurs que receveurs.
    Par exemple, deux ONG ont décidé en 2007, chacune de leur côté mais à quelques mètres de distance, de construire des « maisons des femmes » dans le camp de Dakhla, qui est le plus au Sud de l’espace des camps sahraouis. Or, ces « maisons des femmes » n’étaient guère nécessaires –les sahraouiyats disposant de tous les biens matériels et ayant de nombreux lieux de réunion-, mais étaient basées sur l’idée préconçue d’un besoin intrinsèque aux femmes. Elles ne bénéficiaient pas, en outre, d’installations fournies ni d’accompagnement suivi de projets. Autrement dit, sans réelle nécessité, deux bâtiments furent construits et demeurèrent vides, ne pouvant proposer de véritables actions car démunis de biens et de main-d’œuvre
    De même, les kits hygiéniques distribués aux femmes n’ont pas compris de serviettes hygiéniques pendant de très nombreuses années, jusqu’aux années 2000, où elles n’étaient fournies qu’aux femmes mariées, délaissant adolescentes, veuves et divorcées. Malgré les protestations, les Sahraouiyats n’ont pas réussi à faire admettre que toutes nécessitaient de ces bien essentiels à leur hygiène et à leur dignité, se voyant confrontées à des arguments financiers (restrictions budgétaires), culturalistes (« vous n’en aviez pas avant, donc vous êtes habituées sans »), et écologiques (le même débat eu lieu pour les couches-culottes des nouveau-nés).
    Avec les années et les « missions » qui échouent, les Sahraouiyats se découragent, et, comme elles ne sont pas soutenues dans la durée pour la bonne réalisation du programme (par exemple, les réfugiés ne sont plus payés après que le « lancement » du projet ait eu lieu), on assiste aujourd’hui à un réel désengagement des réfugiés dans les projets. Ainsi, les potagers qui servaient, au prix de grands efforts, à produire quelques légumes, sont aujourd’hui quasiment tous à l’abandon, car les femmes qui les entretenaient sont trop fatiguées de s’investir autant sans gratification.
    Mais les femmes savent accueillir et (ra)conter leurs parcours de vie, mêlant histoire personnelle et histoire collective, c’est à dire souffrance de leur corps (la fuite, les maladies, la mort d’un proche) et souffrance de l’exil (donc plaidoyer politique). Elles savent au mieux transmettre un message militant ou orienté vers le besoin de secours, exposer et revendiquer. Et elles savent parfois entrer dans le « rôle » que l’on attend d’elles, afin de mieux faire valoir leurs droits ou une cause, quitte à « surjouer » la victime. Avec elles, le témoignage de la victime devient primordial, capable seul de s’ajouter aux images pour tenter de faire infléchir l’opinion : la mise en scène de la souffrance devient alors une arme pour la reconnaissance du malheur et l’implication des personnes extérieures.
    Par exemple, Oumema, une sarahouiyat qui recevait des hôtes occidentaux en 2007, leur racontait son histoire de vie tout en insistant sur le besoin de plus de nourriture. L’enjeu pour elle était donc de revendiquer un besoin en montrant le dénuement de sa famille. Ainsi, en s’excusant presque du repas qu’elle avait préparé pour les visiteurs, elle insista (en espagnol) : « Il ne faut pas croire ce qu’on montre. Nous, on est des réfugiés. On a faim. C’est dur ici, tout est dur. Il faut bien que vous compreniez ça, comment on est pauvres. Nous les Sahraouis, on accueille bien, mais ce n’est pas la vraie image du réfugié »[17]. Oumema  maniait donc cette notion informelle qu’est la vraie image du réfugié : celle qui motive l’intervention, la seule censée permettre d’avoir accès à plus d’aide…
    D’autre part, les femmes réclament souvent de quoi construire elles-mêmes leur destin en coopérant avec les ONG, et non recevoir sans rien dire. Rester une victime sans voix n’est pas, pour elles, un moyen d’améliorer leur condition : ainsi une femme sahraouie déclarait : « sous prétexte que nous sommes réfugiés, il n’est pas normal de devoir baisser la tête, d’être humble pour agir, donnez-nous de quoi produire pour apprendre à travailler »[18].
    C’est ainsi que se dessine une scène où chacun joue son rôle[19] : il y a celui qui apporte et qui soigne, et celui qui réclame et reçoit[20]. C’est ainsi que ceux qui jouent des représentations collectives, ONG ou journalistes, oublient souvent qu’elles sont connues et utilisées par les personnes représentées elles-mêmes : à force d’être réduites à une image, à un corps, elles montrent ce dernier pour obtenir un droit. Il y a un renversement et certains instrumentalisent image d’eux même pour réclamer de la nourriture, un investissement politique, etc.  C’est ce que Didier Fassin nomme bio-légitimité[21] : le corps fait parole plus que l’homme, son enveloppe charnelle dépasse son récit et son histoire, son « corps fait droit ».
    Le risque est que les agents des ONG ne voient que le « jeu» des réfugiés et qu’une certaine rancœur se développe envers ces derniers, parce qu’ils se « victimisent » trop ostensiblement, et que le personnel des ONG se sente « trahit » ou « utilisé ». Les réfugiés peuvent en effet être tentés de manipuler à l’excès l’élan « salvateur » qui peut leur être montré, compte tenu que, aujourd’hui, certains réfugiés tentent de travailler avec les ONG plus pour avoir un revenu et aider leur famille que par intérêt collectif (la « coopération » avec les ONG devient rapidement un marché).
    La dépolitisation de la victime indifférenciée :
    vers un partage philantropique de l’humanité
    « Nous ne sommes pas des numéros », « Ils disent toujours « vous avez besoin… vous êtes… » mais nous sommes « un » (=des particuliers) ! », « Pour eux on ne compte pas, ils font leur travail, nous on est leur travail »… Comme le ressentent ces jeunes sahraouis, dans l’action comme dans la perception, la victime est indifférenciée, comme un « tout » dépolitisé et sans individualité, ramené à sa substance corporelle[22]. Ainsi, ce corps abandonné, qui chiffre le drame  –et sert souvent de baromètre factice de l’ampleur d’une catastrophe-, est parfois montré avec indécence, dans le but de démontrer l’envergure d’un évènement sur des vies humaines (d’autant plus si elles sont civiles, « innocentes »).
    Les personnes qui subissent un conflit ou une situation qui les dépasse sont alors réduites à des corps abandonnés, suppliciés : à une enveloppe charnelle, comme « primitive » [23], dernier rempart avant leur disparition si on ne vient pas les sauver. Cette mise en scène permet aussi, parfois, de dénoncer  « l’inaction » des acteurs politiques.
    Or, le réflexe du « don compensatoire » sous entend que donner corrige le malheur et fait le bien et le juste. C’est « l’échange d’une valeur monétaire contre une valeur morale »[24] : le donateur a le sentiment qu’il n’a « pas fait ça pour rien ». En outre, ce geste le pousse à s’intéresser plus à ce que son acte soit « bien » utilisé (qu’il aille à la « bonne » victime, voire qu’il rétablisse le « juste ») qu’à la qualité de l’utilisation ; et plus à l’effet immédiat –aussi rapidement qu’a été déclenché l’élan solidaire- qu’à une perspective sur une longue durée[25]. La victime devient alors le symbole de l’injustice, et sa représentation vise à impliquer, rapprochant la souffrance de l’autre, tout en éloignant le monde « nécessiteux » : un processus de distanciation de la souffrance[26].
    Or, une distanciation de l’image-spectacle rappellerait d’ailleurs que les organisations humanitaires nécessitent des dons dans la durée, même si leur action doit toujours être temporaire (elles ont vocation à partir, ce qui d’ailleurs pose questions aux organisations de développement). Ainsi, le soutien de « victimes » dépasserait le geste impulsif, temporaire et émotionnel, provoquerait un geste plus conscient, solidaire et connaisseur.
    En outre, si le corps de la victime, porteur de l’action humanitaire, est l’incarnation récipiendaire de la bonne action du donateur, de ses espoirs de contribuer « à un monde meilleur », de « compenser » sa dette morale d’être né du « bon côté », il est néanmoins souvent réinvesti par son porteur qui reconnaît l’importance de ce corps minimal devenu un pouvoir envers certains acteurs. Celui-ci demande toutefois de détenir un certain capital, que ce soit au niveau de la proximité avec des médiateurs (accès à un dispensaire), ou de la possibilité de communiquer avec eux (accès aux codes et langage des étrangers), ou encore d’être en relation avec une association (qui fournit des aides pour effectuer les démarches, etc). Telle Oumema réclamant de l’aide, ou comme de jeunes sahraouis qui utilisent l’aide humanitaire pour obtenir un statut hiérarchique, les victimes se rebellent parfois face à la réduction de leur personne en un personnage, et du personnage en un être vivant.
    Matrices de ces résistances, les représentations qui dépassent le cadre de l’émotion et submergeant le sens critique, formulent un sens que l’on peut qualifier de politique : en identifiant l’homme à sa souffrance, on dépolitise son être et on oublie qu’il est plus qu’une enveloppe biologique. Ainsi, le don compensatoire, provoqué par une accumulation de représentations collectives, confond la « réparation » médicale ou matérielle (un soin, un don de nourriture, la reconstruction d’un abris), avec la « réparation » politique ou sociale (la fin de la guerre, la justice). Il met à distance l’autre autant qu’il l’aide, en assurant une avance de biens et de savoirs dont l’autre ne dispose pas, et en le renvoyant toujours à son manque.
    C’est ainsi que, humaniser le lointain ne veut pas dire humaniser le conflit ; de même que « réparer » un corps ne veut pas dire restituer la dignité ; et qu’une « reconstruction » d’un pays est toujours plus politique qu’humanitaire.
    On en déduit que ce sens implicite des représentations collectives, qui dénigre les victimes montrées en les ensevelissant sous un corpus d’incapacité, de malheur, de dépolitisation, a pour impact de faire croire à leur réelle impuissance et indirectement à ne pas inciter à des donations sur le long terme par manque de « confiance » et de compensation effective de la victime. La représentation collective des corps souffrants associés à la condition « naturelle » du malheur tend donc à faire penser que ces personnes sont « naturellement pas capables ». De non responsables, ces victimes deviennent irresponsables.
    Ces représentations collectives, actrices du partage du sensible, dessinent un « système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives », un partage du sensible qui se fonde sur un partage des espaces, des temps, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience[27]. Par exemple, il est peu montré que, après une catastrophe, les personnes concernées font preuve de beaucoup d’initiative, d’organisation et d’entraide. En revanche, la personne « sauveuse », incarnée par le médecin blanc ou portant un brassard, est omniprésente. Par sa seule présence, elle rassure sur le sort de ceux qui, sans elle, seraient voués à la mort. Or, aujourd’hui, avec la multiplication des images fortes ou des « causes », les figures de l’indignation et du sentiment, donc de la morale et de l’action humanitaire, arrivent à un point d’échéance, comme si le public était blasé.
    Une nouvelle forme de domination se traduit en filigrane : celle du médecin sur le souffrant, forme palpable de l’action d’une humanité paisible aux technologies évoluées, sur une part d’elle-même malade et lointaine (que ce soit spatialement ou symboliquement : le rejet de l’altérité est uniforme et concerne aussi les proches : sans-abris, « roms »…). Ainsi, se distinguent deux mondes : celui qui détient les technologies (avions, logistique), le savoir (médecins, experts), et donc le pouvoir, et celui qui les reçoit, passif. Les passerelles entre ces deux sphères sont fines, précaires, et dépendantes de stratégies économiques et politiques (par exemple, les médecins formés partent souvent travailler dans un pays leur apportant plus de moyens ; de l’autre côté les agences de développement se voient parfois reprocher de perpétuer de nouvelles formes de dépendances).
    Cette dichotomie se retrouve également à l’intérieur des sociétés détenant la tétralogie savoir-pouvoir-technologies-ordre, où se dessine le partage entre ceux qui n’ont que le droit au minimum santé et ceux qui veulent un corps et santé parfaite : est par exemple qualifié « d’accidents de la vie » une maladie comme si elle due à une mauvaise action, et comme si l’ordre normal serait celui d’une vie uniformément saine et équilibrée, épanouissante et prolongée, sans imprévus. Ainsi, dans cette division du monde, une partie vit « sous cloche » dans des bâtiments où la climatisation fonctionne sans cesse, où le taux d’humidité est contrôlé, où on se targue de pouvoir manger n’importe quoi à tel point que des campagnes publicitaires et étatiques conseillent de manger tant de légumes par jour, de diminuer le sel, etc. pour éviter des abus.
    Cette part du monde est donc articulée par une véritable gestion biopolitique[28], même si cela s’effectue de manière douce et insensible. Or si, d’un côté, mourir devient anormal, de l’autre mourir jeune est normal : l’autre part du monde se voit, elle, gérée de manière plus matérielle et directe, moins « fine » -non plus basée sur le corps à protéger mais sur celui à faire vivre, à ne pas laisser mourir-, avec des instruments comme des camps de réfugiés, des gestions politiques et économiques extériorisées des pays concernés, de préceptes « occidentaux » éduqués, etc. Avec une telle lecture, il est à se demander si les représentations collectives sont l’un des biais par lequel s’effectue le partage de ceux que l’on laisse mourir, du moins épisodiquement, et de ceux que l’on va sauver, temporairement ou à plus long terme[29].
    [1] Vollaire C. , « L’humanitaire, le cœur de la guerre », éditions de L’Insulaire, Paris, 2007.
    [2]
    C’est Roland Barthes qui a commencé à mener une véritable réflexion sur le sens de l’image, laquelle est constituée de plusieurs messages : linguistique (le texte), l’image dénotée (« pure »), et l’image connotée (« l’image […] traversée par le système de sens », celui de « l’idéologie », qui dessine une rhétorique (« la face signifiante de l’idéologie »)). Consulter « Rhétorique de l’image », Communication, numéro 4, 1964, p40-51.
    [3]
    Au sujet du vocabulaire et des présupposés associés à « l’Afrique », par exemple, voir le réjouissant article satirique de Binyavanga Wainaina, « How to write about Africa », 2005, en ligne sur www.granta.com ;  traduction « Ah, ces fantasmes de blancs ! » Courrier international numéros 978, 979, 980, p28.
    [4]
    Le samedi 23 janvier 2010, un communiqué de presse du Figaro Magazine, associé à GDF-Suez, lançait l’opération « sauvons les enfants d’Haïti » avec « Une numéro acheté = un euro reversé à la Fondation de France pour reconstruire un orphelinat ». Pour le directeur de la rédaction, il faut que « l’île échappe à la fatalité de la misère ».
    [5]
    Le Figaro du 21 décembre relate que une épidémie de choléra frappe l’île, « décidément maudite », dans sa rétrospective « Catastrophes naturelles : une année 2010 exceptionnelle ».
    6]
    Voir la Une d’El Pays, quotidien espagnol, du 18 novembre 2010. Elle figure l’image d’une femme nue, au sol, fixant le photographe au milieu de passants. Elle provoque la révolte au premier regard : pourquoi personne ne s’arrête l’aider ? En regardant mieux l’image, on voit derrière du personnel d’un hôpital, laissant entendre que cette femme est ou va être prise en charge.
    [7]
    Don compensatoire, don réflexe : thèmes déjà développés dans l’article « « L’impitoyable fatalité » de la « tragédie haïtienne » ou la représentation collective du séisme selon les médias », Humanitaire numéro 27, décembre 2010.
    [8]
    La « politique de la pitié » est définie par Luc Boltanski, relatant comment le groupe des privilégiés, des « heureux », se doit de soulager la peine des « malheureux », masse informe de victimes souffrantes. Le tout est du ressort de la représentation de la souffrance répondant à divers « topiques » ou modes d’engagements moraux : l’indignation (on cherche à réduire l’injustice), le sentiment (l’empathie), et enfin le sublime (l’observation du sujet malheureux). Boltanski L. , « La souffrance à distance : morale humanitaire, médias et politique », Métailié, Paris, 1999.
    [9]
    GROS F., « Etats de violence. Essai sur la fin de la guerre », Essais Gallimard, Paris, 2006.
    [10]
    Angelina Jolie, ambassadrice de bonne volonté de l’UNHCR : «I hope to encourage other people to make themselves aware of this crisis facing the Western Saharan refugees and do what they can to help», www.unhcr.org.
    [11]
    Abélès M. , « ONG, humanitaire et global politique : enjeux et ambiguïté d’une politique de la survie », intervention au séminaire transdisciplinaire « L’humanitaire en crise », sous la responsabilité de M. PANDOLFI et de L. McFALLS, au CERIUM, Université de Montréal, 8 décembre 2006.
    [12]
    L’idée d’espoir s’identifie bien, par exemple, dans la campagne d’affichage du Secours Catholique lancée en novembre 2010 à travers la France : le slogant « Croyez-vous en nous (moi) ? » supporte un portrait.
    [13]
    Souvent par le biais de fondations : Fondation Total pour le Mécénat, Fondation Loréal pour « rendre le monde plus beau », Fondation Carrefour, Codegaz (GDF Suez) et ses « collaborateurs au service de la solidarité », Yves Rocher pour l’écologie, etc. Fin 2010, la 20millionième voiture produite par Peugeot à Sochaux a été donnée à un orphelinat haïtien.
    [14]
    Enfants seuls, femmes seules avec enfants en bas âge, personnes handicapées, personnes âgées… ces catégories permettent d’identifier les personnes qui demandent le plus d’attention ou de soins.
    [15]
    Arendt H. « Les origines du totalitarisme. Tome II : L’impérialisme », Fayard, Paris, 1982, p175. D’ailleurs pour Arendt, les organisations humanitaires sont « inspirées par la pitié et la bonté (…)  qui oublient la dimension politique des droits de l’homme » : Caloz-Tschopp M.-C. , citée par Bolzman C. « Les exilés : entre la violence politique et l’improbable asile », dans les actes du colloque « Les sans-états et le « droit d’avoir des droits » », Caloz-Tschopp M.-C. (ed.), L’Harmattan, Paris, 1998, p245
    [16]
    Ce dernier a formulé dans les camps une république, en exil de fait : la RASD “République Arabe Sahraouie Démocratique”.
    [17]
    En 2006, camp de Dakhla. Cette citation, ainsi que toutes les autres collectées dans les camps de réfugiés sahraouis et leur analyse, est issue de la thèse en anthropologie « Nés dans les camps. Changements identitaire de la nouvelle génération de réfugiés sahraouis et évolutions des camps », Alice Corbet, EHESS, 2008.
    [18]
    Maïma, responsable de l’École des Femmes, à Dakhla, cite par Elisabeth Peltier, p 63, 2008.
    [19]
    Goffman E. , « La mise en scène de la vie quotidienne. Tome 1 : La représentation de soi », Editions de Minuit, Paris, 1973, et « Stigmates. Les usages sociaux des handicaps », Editions de Minuit, Paris, 1977.
    [20]
    C’est « le stigmatisé » pour Goffman.
    [21]
    Fassin D. « Quand le corps fait droit. La raison humanitaire dans le processus de régularisation des étrangers », Sciences sociales et santé, volume 4 numéro 19, 2001 ; « Politique des corps et gouvernement des villes. La production locale de la santé publique » in « Les figures urbaines de la santé publique. Enquête sur des expériences locales », Paris, la Découverte, 1998 ; Fassin D., Memmi D. , « Le gouvernement des corps », Editions de l’EHESS, Paris, 2004
    [22]
    Dans un camp de réfugié, l’action humanitaire se déroule de manière collective, ce qui aboutit à une uniformisation des réfugiés qui reçoivent selon les mêmes critères prédéfinis les mêmes rations de nourriture en même temps, etc.
    [23]
    C’est ce que Agamben qualifie de « vie nue » : Agamben G. , « Homo Sacer: le pouvoir souverain et la vie nue », Le Seuil, Paris, 1998. La « vie nue » est une vie soumise à l’état d’exception, où la qualité politique de l’homme n’existe plus, et où il n’est réduit qu’à un corps biologique. Agamben entame sa réflexion à partir des descriptions des réfugiés par Arendt.
    [24]
    Mesnard P. , « La victime écran, la représentation victimaire en question », Textuel, Paris, 2002, p63 : excellent et complet ouvrage de réflexion sur la représentation humanitaire.
    [25]
    Ainsi, en mai 2008, il restait des capitaux non utilisés depuis le tsunami de Sud Est Asiatique. Mais malgré les ravages d’autres catastrophes comme le cyclone en Birmanie, ces fonds ne pouvaient être utilisés : cela aurait été trahir les désirs des donateurs qui, dans leur élan de générosité, ont versé des millions d’euros à diverses ONG en 2004. Ces fonds délimités à une zone géographique et à une victime spécifique appuyaient des projets à long terme –donc en dehors de « l’urgence ».
    [26]
    C’est la « souffrance à distance » de Boltanski : voir note 8.
    [27]
    « Le partage du sensible », entretien avec Jacques Rancière, 25 juin 2007, en ligne surhttp://multitudes.samizdat.net/
    [28]
    Foucault M. , « Naissance de la biopolitique, Cours au collège de France 1978-1979 », Hautes études, Gallimard-Seuil, 2004.
    [29]
    « Faire vivre » ou « rejeter dans la mort » : consulter Foucault M. , « Histoire de la sexualité. Tome 1 : la volonté de savoir », Gallimard, Paris, 1976, p181.
  • Accord de pêche UE/Maroc : Anguille sous roche au Sahara Occidental

    Accord de pêche Maroc / Union Européenne : Anguille sous roche au Sahara Occidental
    D’un côté, des pays africains manquent de poisson (Le Cameroun élabore des stratégies pour accroitre la production du poisson), des organisations de pêcheurs et des ONG dénoncent le pillage des côtes africaines par les armements étrangers, asiatiques et européens, dans le cadre d’accord de pêche ou non (Comment l’Afrique nourrit l’Europe: la (sur)pêche de l’UE en Afrique).
    De l’autre, le Maroc, le plus grand pays de pêche du continent africain (avec l’Afrique du Sud) souhaite continuer à céder une partie de ses ressources en poisson aux armements européens. « Depuis mars 2007, l’UE verse 36 millions d’euros par an de droits de pêche au Maroc pour permettre à quelque 119 navires européens, principalement espagnols et portugais, de pêcher dans ses eaux. Parmi les navires concernés figurent aussi une dizaine de thoniers français. » (Pêche: Bruxelles propose de prolonger son accord de pêche avec le Maroc)
    Que des petits pays insulaires n’ayant pas les capacités d’exploiter leur propre zone économique exclusive (ZEE), soient signataires d’accord de pêche et donnent des quotas de captures à de grandes puissances halieutiques étrangères, est encore concevable.
    Mais que le Maroc, ce grand pays qui tire une grande partie de ses revenus à partir de la pêche et notamment de l’exportation de produits transformés, soit aussi pressé de donner une part de ses ressources en poisson aux armements de pêche espagnols ne tient pas la route économiquement…(1).
    Par ailleurs, cet accord de pêche Maroc/UE n’est avantageux que pour les armements européens au détriment de la filière marocaine de la pêche et notamment du secteur artisanal (Infosamak (2)). En effet, les armements étrangers sont loin de respecter les obligations associées aux licences de pêche en ce qui concerne les quantités débarquées dans les ports locaux, la visite technique annuelle, la transmission des listes des marins embarqués et des copies des contrats des marins marocains, le signalement d’entrée et sortie de zone, ainsi que la déclaration de captures comme l’atteste le Procès verbal de la cinquième commission mixte de l’accord de partenariat dans le secteur de la pêche entre le Royaume du Maroc et la Communauté Européenne – Rabat, 2-3 Février 2010, cliquer Ici.
    Pour que le Royaume du Maroc veuille brader aussi vite des ressources halieutiques, il y a bien anguille sous roche dans les eaux très poissonneuses et si convoitées entre Canaries et Sahara Occidental : « La légalité internationale de l’accord de pêche du Maroc avec l’Union Européenne » (3).
    Prolongation d’une année de l’accord de pêche entre l’UE et le Maroc
    Le 21 février 2011, le Conseil Agriculture et Pêche a adopté à la majorité qualifiée, l’Allemagne et la Finlande s’abstenant, le Danemark, la Suède et le Royaume-Uni votant contre, une décision autorisant la Commission à ouvrir des négociations au nom de l’Union européenne pour le renouvellement du protocole à l’accord de partenariat de la pêche avec le Royaume du Maroc … .
    Le mandat autorise la Commission à négocier une prolongation d’un an du protocole actuel, à deux conditions, à savoir une adaptation des possibilités de pêche sur la base des meilleurs avis scientifiques disponibles et la présentation de rapports réguliers sur la mise en œuvre des politiques sectorielles, y compris les conséquences régionales du Protocole. Source : Conseil de l’Agriculture et de la Pêche – Bruxelles, le 21 février 2011 sous la Présidence de Sándor FAZEKAS, Ministre hongrois du Développement Rural
    Un accord Gagnant-Gagnant entre le Royaume du Maroc et les armements espagnols
    Un accord Perdant-Perdant pour les pêcheurs artisans marocains et sahraouis
    L’accord de partenariat de la pêche entre l’Union Européenne et le Royaume du Maroc arrivé à échéance le 27 février 2011, a été prolongé d’une année (pour une nouvelle période de quatre années selon le ministre marocain de l’Agriculture et de la Pêche maritime, Aziz Akhannouch).
    Pour le ministre marocain, « la reconduction de l’accord de partenariat s’est faite sans aucun changement, estimant que cela prouve clairement que le partenariat avec l’UE est sur les bons rails. » Source : L’appui financier de l’UE va contribuer au développement du secteur de la pêche (aufaitmaroc)
    En effet, les armements espagnols vont continuer de tirer allègrement leurs trains de filets et autres trains de lignes maintenant qu’ils ont le feu vert pour rouler sans barrière sur les eaux au large des côtes marocaines et du Sahara Occidental…
    En 2008, l’Espagne ne dissimulait pas que l’accord de pêche était « extrêmement avantageux » pour les armements espagnols. « La ministre de la Pêche espagnole a déclaré que les navires espagnols pêchant dans les eaux marocaines sont favorisés par un accord de pêche extrêmement avantageux. « Actuellement, les navires espagnols bénéficient de privilèges que les navires marocains n’ont pas » dans les eaux marocaines, a-t-elle affirmé. « Les navires marocains ne sont pas autorisés à pêcher avec des lumières, contrairement à l’Espagne qui est autorisée à le faire ». Les navires espagnols débarquent actuellement leurs captures dans les ports espagnols alors que selon la loi, ils devraient le faire dans des ports marocains. Source :Agritrade/CTA
    Philippe Favrelière (article modifié le 1 mars 2011)
    (1) Le Maroc reçoit chaque année une contribution financière de 36,1 millions d’euros de l’Union Européenne dans le cadre de l’accord de pêche. Mais pour quelle quantité capturée par les 119 bateaux européens autorisés ? L’Accord de partenariat dans le domaine de la pêche conclu entre la Communauté européenne et le Maroc sur la période du 28 février 2007 au 27 février 2011, reste plutôt flou sur les quantités autorisées notamment les captures autorisées par la flottille espagnole au nombre de 100 navires. Par contre, le Maroc a exporté en 2009 vers l’UE pour 777 millions d’euros de produits de la pêche (la plupart des produits élaborés à valeur ajoutée et source d’emplois locaux).
    (2) Maroc-UE: Accord de pêche : L’accord de pêche entre le Maroc et l’Union Européenne qui arrive à échéance le 27 février 2011 pourrait être prolongé. La commission européenne, par la voix de sa directrice générale des Affaires maritimes et de la Pêche Mme Lowri Evans, s’est dite favorable à la prorogation de cet accord paraphé le 29 juillet 2005. Mme Lowri Evans a devant les parlementaires européens, reconnu les efforts du Maroc dans sa politique de développement du secteur de la pêche notamment à travers son programme Halieutis. Un accord de partenariat qui au delà des deux partenaires, profite à beaucoup de pays membres de l’UE. Une éventuelle prorogation de cet accord sera certes bénéfique pour le Royaume, mais elle sera aussi synonyme d’aubaine pour les armateurs européens. Cette prolongation va leur permettre d’éviter de nombreuses pertes. Pis, « le non-renouvellement se traduira par la perte d’une centaine de licences pour les navires espagnols » fait savoir Lowri Evans. L’accord de partenariat en cours a permis a des navires européens de bénéficier de 119 permis de pêche dont 100 sont octroyés aux navires espagnols – c’est dire l’importance de cet accord pour les pêcheurs espagnols. En contrepartie, l’Union Européenne débourse plus de 360 000 dhs pour le compte de la filière marocaine de la pêche.
    (3) « le service juridique du Parlement européen avait déclaré en février 2010 dans un avis juridique, que la pêche des navires européens dans les eaux territoriales du Sahara occidental représentait une violation du droit international ».
    Pour aller plus loin…
    Parlement Européen : Question parlementaire sans réponse de la Commission ?
    Question avec demande de réponse écrite à la Commission de Fiorello Provera (EFD) et Charles Tannock (ECR) datée du 20 décembre 2010
    Objet: Accord UE-Maroc dans le domaine de la pêche
    D’après le service juridique du Parlement européen, l’accord UE-Maroc dans le domaine de la pêche autorisant des navires européens à pêcher dans les eaux au large du Sahara occidental viole le droit international. Cet avis a fait l’objet d’un débat à la commission de la pêche du Parlement européen en février 2010.
    Dans quelle mesure la Commission partage-t-elle et accepte-t-elle cet avis juridique ? Dans quelle mesure entend-elle respecter cet avis juridique au moment de négocier des extensions à l’accord UE-Maroc sur la pêche ? Dans quelle mesure convient-elle que le fait d’autoriser des navires européens à pêcher dans les eaux au large du Sahara occidental nuit aux efforts visant à résoudre le conflit de longue date opposant le Maroc et le Front Polisario ? Dans quelle mesure l’action de la Commission à cet égard compromet les prétentions de l’UE à être un négociateur honnête dans ce conflit ? Quelles consultations a-t-elle mené au cours des deux dernières années avec le Front Polisario, des ONG et des organisations sahraouies concernant l’accord UE-Maroc dans le domaine de la pêche ? 
    Regard sur la Pêche et l’aquaculture, 16/02//2011 (update 01/03/2011)

  • MEDELCI ÉVOQUE LES DROITS DE L’HOMME AU SAHARA OCCIDENTAL : Le Maroc prend la mouche

    Le représentant permanent du Maroc auprès de l’Office des Nations unies à Genève a été piqué au vif lorsque le chef de la diplomatie algérienne a esquissé la question de la violation des droits de l’homme au Sahara occidental.
    La lune de miel entre le royaume du Maroc et l’Algérie n’est pas pour demain. La question sahraouie constitue la principale pomme de discorde entre les deux pays. Aborder ce dossier sous l’angle de la décolonisation irrite au plus haut point les responsables marocains. C’est ce qui s’est passé mardi juste après que le ministre algérien des Affaires étrangères ait prononcé son allocution à l’occasion de la tenue de la 16e session du Conseil des droits de l’homme à Genève.
    «L’accélération de l’histoire dans cette région, dont nous sommes à la fois témoins et acteurs, ne saurait éclipser la situation de non-droit dans laquelle se débattent les peuples palestinien et sahraoui», a déclaré Mourad Medelci qui évoquait la situation dans les pays voisins de l’Algérie. «Elle ne saurait, non plus, légitimer les silences qui confinent au renoncement aux principes fondateurs des Nations unies, face à des cas avérés de violations des droits de l’homme.
    Le devoir de protection ne saurait être sélectif. En Palestine, comme au Sahara occidental, l’occupation étrangère alimente une violation des droits de l’homme et du droit international humanitaire», a souligné le chef de la diplomatie algérienne. Vexé, le représentant marocain auprès des Nations unies à Genève lui a abruptement répliqué. «Je me limiterai à lui répondre que le pays qui a un registre de deux longues et douloureuses décennies d’état d’urgence, synonyme de négation du droit, n’a aucune légitimité pour parler des droits de l’homme», a répondu Omar Hilale, visiblement courroucé et contrarié. Certaines vérités froidement assénées ont du mal à être acceptées. C’est le cas du Maroc quand il est mis en cause et acculé au sujet de la question du Sahara occidental.
    Les écarts de langage de la diplomatie marocaine franchissent les frontières de la bienséance qu’impose le domaine de la politique étrangère caractérisée par la finesse, l’habileté, et le tact.
    «Le véritable silence que j’aurais souhaité que Son Excellence le ministre des Affaires étrangères algérien dénonce, c’est celui imposé aux populations algériennes, qui sont empêchées d’exprimer leurs revendications économiques, sociales et culturelles, comme c’est le cas dans les pays arabes», a poursuivi le diplomate marocain qui avait du mal à maîtriser son sang-froid. Désarçonné par le discours du chef de la diplomatie algérienne, l’ambassadeur marocain s’est laissé aller à des allégations qui sont loin d’honorer sa fonction. «Cette attitude est antinomique avec le discours du ministre algérien sur l’autodétermination, dans ce sens, que l’Algérie n’a pas respecté le choix démocratique de son peuple lorsqu’il s’est autodéterminé par les urnes en 1991.
    L’Algérie, a-t-il poursuivi, n’a pas non plus respecté ce choix en faveur des populations kabyles qui revendiquent pacifiquement leur spécificité culturelle, linguistique et socioéconomique», a déclaré Omar Hilale dans une dépêche répercutée par l’agence de presse marocaine officielle MAP datée du 1/03/2011.
    Le ridicule ne tue pas et le représentant du Maroc aux Nations unies à Genève n’hésite pas à s’en couvrir en cultivant la désinformation: la Kabylie est une région indivisible du territoire national et les Kabyles y tiennent comme à la prunelle de leurs yeux. Quant à l’autodétermination (un lapsus involontaire certainement du diplomate marocain), faut-il lui rappeler que le peuple algérien a arraché son indépendance après avoir mené une guerre de libération qui a duré sept longues années. C’est ce qu’attend le peuple sahraoui depuis maintenant plus de trente-cinq ans.
    Mohamed TOUATI
    L’Expression Online, 03/03/2011
  • Maroc : regards croisés sur une révolution en marche

    Par Hind AISSAOUI BENNANI, 25/2/2011
    Pour mieux comprendre les revendications de la jeunesse marocaine et le Maroc de Mohammed VI, j’ai réuni Omar Radi, Aziz El Yaakoubi, Souad Guennoun et Hind Dadssi, journalistes pour les uns et militants altermondialistes pour les autres. Discussion croisée à Casablanca, mercredi 16 février dernier.
    Lorsque je suis arrivée à Casablanca, le 20 janvier 2011, Ben Ali venait de tomber sous la pression populaire. Le monde entier venait de prendre une leçon de refus de l’oppression et d’organisation collective. Simple, chirurgical et inespéré, cet événement allait en inspirer d’autres. Le 11 février, Moubarak tombait après 33 ans de pouvoir. Aujourd’hui même, alors qu’à Bahrein, en Lybie et en Jordanie, malgré la répression furieuse de l’archaïsme, les gens se battent pour arracher leurs droits les plus élémentaires, de jeunes Marocains préparent une journée de protestation. Le « mouvement du 20 février » est en marche pour exiger le changement. Le Maroc a une image plutôt positive en France. Il est, dans l’imaginaire de nombre d’entre nous, un pays où il fait bon vivre, où le pouvoir est certes ferme, mais bienveillant avec ses sujets. 
    Omar et Aziz, je vous ai vus intervenir lors d’une table ronde sur les violences politiques au Maghreb dans la toute nouvelle école de gouvernance à Rabat. Vous étiez bien remontés. Pourtant, à lire la presse marocaine, le Maroc est une référence dans la région en matière de démocratie et à lire la presse française, ici on pratique un islam modéré. Alors, pourquoi vous crachez dans la soupe comme ça ?
    Omar Radi : Au Maroc, non seulement la situation sociale est catastrophique, mais il y a une absence totale de règles démocratiques, aussi bien au niveau de l’État que dans le secteur privé. Et la presse n’y échappe pas. Je ne peux pas parler pour la presse française, mais je peux affirmer que la presse marocaine ne peut en aucun cas traduire ou refléter ce qui se passe réellement ici. Et ce qui se passe ici, ça ressemble tout à fait à ce que les révolutions ont révélé des sociétés tunisienne et égyptienne.
    Aziz El Yaakoubi : J’ajouterais que le problème c’est le système politique marocain qui repose sur une sacralité complètement absurde. Il tire sa légitimité première de la religion puisque le roi est le Commandeur des croyants et représente dieu sur terre. Ce qui permet de faire diversion sur la responsabilité du pouvoir, dont la légitimité ne peut être remise en cause. 
    Mais je croyais que Mohammed VI était mieux que son père… Il a apporté  des améliorations, non ?
    O. R. : Ce qui est fondamentalement différent entre le père et le fils, c’est la méthode. Sous Hassan II, les méthodes étaient directes et frontales. Mohammed VI a plutôt misé sur des facteurs psychologiques, notamment sur le marketing en se donnant la fameuse image du « Roi des pauvres » dès le début de son règne. Il s’est tout de suite fait passer pour un roi de bonne volonté, et entretient l’idée d’un système pourri qui serait la cause des problèmes du Maroc. Mais la réalité, c’est que la prédation du business royal est énorme et qu’on est en train de revenir carrément aux méthodes de Hassan II en matière de répression, de censure, etc. Au début du règne de M6, il y a eu une tentative de retour sur le passé et les années de plomb. Mais là encore on était dans le marketing. Pour preuve, la non-application des recommandations de l’Instance Équité et Réconciliation. La seule et unique recommandation de ce processus qui a été appliquée est une indemnisation pécuniaire des familles des victimes. Aucune des autres promesses du régime n’a été tenue, alors qu’elles étaient minimes. Il n’y a eu aucune remise en cause fondamentale ni de punition des crimes commis, tout particulièrement en matière financière, et de monopole sur le foncier et l’immobilier. Il y a eu des holdups énormes au Maroc ! Et il continue d’y en avoir, sous le contrôle direct de Mohammed VI. Mais personne ne parle de ça. On ne peut pas parler de démocratisation sans rentrer précisément dans ces détails.
    A E Y : L’ouverture qui s’est opérée au Maroc a été initiée sous le règne de Hassan II. A la fin des années 80, tous les pays du tiers monde qui bénéficiaient de la dualité Est-Ouest ont été obligés de mener des réformes. Ça a commencé au Maroc par la libération de détenus politiques. Mais cette justice transitionnelle était de façade, comme tout ce qui touche à la démocratie dans ce pays. Au même moment, on a assisté à la mise en place des agences de régulation, qui ont activement contribué à libéraliser l’économie. La main-mise du pouvoir sur l’économie du pays n’en a été que renforcée. Et c’est exactement la même logique qui perdure. Il n’y a pas de différence entre le père et le fils. D’ailleurs, et c’est ce qui est le plus important ; les textes n’ont pas changé. La constitution est toujours la même que sous Hassan II, la peine de mort est toujours en vigueur…
    Souad Guennoun : Pour bien comprendre la situation, notamment de l’étranger, il faut préciser deux ou trois choses. Le Maroc a subi une colonisation « douce », qu’on a appelé protectorat. Lyautey, monarchiste convaincu, a gardé le pouvoir en place mais tirait les ficelles. De tout temps, la France a légitimé le pouvoir au Maroc en lui fabriquant une image. Je me rappelle qu’à l’enterrement de Hassan II, Frédéric Mitterrand faisait l’éloge de la beauté du protocole. Cette espèce de fascination pour la monarchie marocaine lui donne une dimension traditionnelle et culturelle profonde dans notre histoire, alors que cette monarchie était au plus mal au moment de la colonisation. Et cette méthode a été efficace. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les Américains se sont inspirés de Lyautey pour ce qu’ils font en Irak…
    L’autre chose très importante, c’est que Mohammed VI est arrivé à un tournant de la mondialisation. En 1999, il a remplacé son père avec de nouveaux outils. Il a intégré les élites, encore plus que son père ne l’avait fait. Et cette élite a profité des privatisations et s’en est foutu plein les poches. Le régime est non seulement despotique, mais il a aussi surfé sur la vague de la mondialisation.
    D’un point de vue géostratégique, il faut aussi comprendre que les Américains se reposent aussi sur le pouvoir marocain. Avec sa politique du « Grand Moyen Orient » et la guerre en Irak, les États Unis considèrent le Maroc comme l’un de leurs bastions, notamment d’un point de vue militaire et en terme de sous-traitance de la torture. 
    On dit que le peuple marocain n’est pas mûr pour la démocratie, qu’il est moins « éduqué » que le peuple tunisien…
    A. E. Y. : La démocratie, tout le monde la mérite, même les analphabètes. Ce discours sur la maturité ne devrait même pas exister. L’éducation, elle, favorise la capacité à s’insurger. Alors que la démocratie, elle, est méritée par tout le monde.
    Hind Dadssi : Sur la question de l’éducation, il faut quand même préciser qu’il y a eu une dégradation de l’enseignement public. Jusque dans les années 80, l’enseignement public était de qualité. Nos parents avaient un très bon niveau quand ils sortaient du bac. La dégradation de l’enseignement public est à mettre en relation directe avec les premiers plans d’ajustement structurel du FMI.
    S. G. : Personnellement, j’ai filmé beaucoup de mouvements sociaux dont aucun média ne parlait. J’ai filmé des mineurs, des ouvrières dans le textile, dans l’agriculture, la lutte de Sidni Ifini en 2008, etc. Je suis allée dans des régions où il n’y a rien, pas d’infrastructure, pas de logement, pas de cinéma. Rien ! Il y a des jeunes avec rien devant eux. Donc, leur temps ils le passent devant internet. Je suis sûre que c’est dans ces petits patelins que le potentiel de la révolution internet est le plus fort. La télé est merdique, la radio n’existe pas, la presse ne parle pas. C’est comme ça que du fin fond de ces petits patelins, les jeunes se sont faits euxmêmes, par défiance vis à vis de la société qui ne les représente absolument pas. Pour la comparaison, on pourrait les comparer aux No Vox européens.
    O. R. : En fait, depuis les évènements tunisien et égyptien, nous sommes passés de l’exception arabe à l’exception marocaine (Rires). Avant, dans ce qu’ils appellent le monde arabe, on disait que ce qui est arrivé ne pouvait pas arriver pour des considérations géopolitiques. Maintenant, le mythe a été cassé. Tant que ça n’avait touché que des républiques, on a développé le mythe de l’exception marocaine en disant que le Maroc, c’est une monarchie qui date de 4 siècles, que c’est le pays le plus stable de la région, etc. Tout ça c’est de la foutaise !
    S. G. : D’ailleurs, maintenant ça bouge à Bahrein, qui est une monarchie ! Preuve que ce sont les mêmes effets qui produisent les mêmes causes.
    O. R. : Tout à fait. Par contre, si on doit parler d’exception marocaine, appelons la par son vrai nom : l’économie de la rente. Au Maroc, quand le roi passe quelque part, on ramène des gens qui crient l’expression suivante : « que Dieu donne la baraka à notre seigneur » (« llah i berk fi amr sidna »). Et cette expression n’a rien de gratuit, il y a une contrepartie ! Le Maroc est le seul pays où on distribue des agréments d’activités génératrices de revenu pour des secteurs entiers de l’économie : les taxis, les parkings, le transport, la pêche, … Je crois aussi que la plupart des artistes marocains en profitent. Alors que ces activités devraient faire l’objet d’appels d’offres, elles sont distribuées sous forme d’agréments par l’entourage du roi. On a donc toute une catégorie socio- économique, dont on achète le silence et qui ne répond même pas à ce principe de méritocratie, aussi discutable qu’il soit. Toute l’économie naît grâce au roi. Celui qui ose prétendre le contraire peut voir son activité anéantie du jour au lendemain. Le problème, c’est que ces gens là sont censés former une petite bourgeoisie, ou une classe moyenne, pour reprendre la terminologie libérale, et donc représenter une opinion. Alors que la plupart du temps, la voix du changement vient de cette classe moyenne, toute tentative de représentation de ses intérêts est réduite à zéro. La société marocaine ; c’est donc une classe moyenne achetée, beaucoup de riches et encore plus de pauvres. Et ces pauvres n’ont pas d’autre choix que la lutte pour la survie.
    S. G. : J’aimerais ajouter quelque chose d’important sur cette notion d’exception marocaine. Le Maroc est un des pays où la société civile a été la plus testée. A propos des femmes, des jeunes, des associations de quartier, etc. Au détriment des partis politiques qui étaient en perte de vitesse. Il y a eu beaucoup de fric injecté dans la société civile.
    L’exemple le plus flagrant est celui du féminisme. C’est un des secteurs qui a été vraiment le plus financé, au point que ce ne sont plus des gens, des militants, qui posent le débat. C’est un féminisme inventé, tenu par l’argent, par des dames patronnesses avec leurs secrétariats, leurs bureaux, etc. Et c’est elles qui sont invitées à l’international pour parler au nom des femmes, alors qu’elles ne les connaissent même pas. On peut se poser des questions sur ce féminisme là ! Et ça ce sont des trucs qui ont participent au fait qu’en France, le Maroc a l’image du pays le plus avancé de la région sur la question des femmes.
    Tu vas voir que si on appelle à des contre manifestations, ces associations féministes descendront dans la rue pour soutenir le gouvernement.
    Alors, qu’est ce que vous proposez ? Par quoi doit commencer le changement ? Quelles sont les priorités ?
    S. G. : Pour moi, en dehors du problème marocain, l’urgence se situe au niveau régional. Depuis 1975, on a un gros problème avec cette histoire de Sahara et de frontières. En ce moment, le peuple algérien est en train de bouger aussi. Alors on devrait en profiter pour faire converger nos luttes, notamment pour collaborer.
    Pendant des années on a financé une guerre pour tuer des gens qui demandaient une autodétermination, au lieu de collaborer, de construire une économie complémentaire. Et il est temps aujourd’hui, qu’on pose la question des frontières. C’est une région qui doit être unifiée, solidaire, socialiste, républicaine, avec des jeunes qui sont à l’avant garde des luttes. En priorité, on doit arrêter le chauvinisme. Autrement, on va tous être broyés. Aujourd’hui, on n’a rien à perdre. C’est l’occasion où jamais. Il faut qu’on fasse des ponts, et pas qu’au niveau maghrébin. Les peuples ont les mêmes aspirations au Maroc, en Algérie, qu’en Amérique Latine.
    L’émancipation des peuples, la souveraineté alimentaire, la reconnaissance des identités locales : nos revendications sont les mêmes. Et nos problèmes sont aussi les mêmes ! Notre agriculture est pillée, nos eaux sont mises en bouteille par les mêmes multinationales, nos terres sont achetées les unes après les autres,… Il est urgent de créer des ponts. D’ailleurs, les questions que la lutte de Sidi Ifni posait dépassaient largement le cadre d’un petit village de pêcheurs. Elle posait des questions mondiales. Sidi Ifni aurait pu être le Sidi Bouzid marocain. Il s’agissait d’une lutte pour un autre monde. C’est pas un slogan fait par des intellectuels, ce sont des revendications formulées par ceux qui n’ont pas droit à la parole.
    Mais tu fais quoi de la propagande que l’on subit depuis des années et de l’idée que le roi du Maroc est victime, tout autant que le peuple, du système pourri ?
    O. R. : Quand on est dans un régime de terreur, on dit « vive le régime ». Quand on enlève cette terreur, les gens finissent par s’exprimer. Et on le sent en ce moment dans la rue. Une anecdote, pour illustrer tout ça.
    Hier, un chauffeur de taxi me disait que si c’était uniquement le système qui était pourri, le roi aurait pu l’éradiquer, ce système. Ces choses là ne se disaient pas aussi directement avant.
    A. E. Y. : On ne peut pas nier qu’il y a une ignorance ambiante, nourrie par la propagande. Mais est ce que les marocains savent que la plus grande banque africaine (Attijari Wafabank) appartient au roi ? Personne ne sait que c’est le roi qui tire toutes les ficelles de l’économie marocaine. Personne ne sait que le roi c’est une des plus grandes fortunes royales au monde. Il faut mener un travail d’information, parce que les gens changent d’avis lorsqu’ils apprennent que des pans entiers de l’économie lui appartiennent. On commence d’ailleurs à parler de la fortune royale sur Facebook. 
    Les révolutions tunisienne et égyptienne font elles peur au régime marocain ?
    O. R. : Pour dire les choses clairement, la contagion est un fait, et le régime marocain a peur. Dès qu’il y a eu cet appel pour le 20 février, une cellule de crise s’est formée entre les ministères de l’intérieur, des affaires étrangères et les services secrets marocains. Sur sa page Facebook, le ministre de la jeunesse et des sports a mené une campagne de diffamation à l’encontre des jeunes du mouvement du 20 février en les traitant de traîtres de la nation et de membres du Polisario.
    Hier, il s’est passé un truc extraordinaire. Le gouvernement marocain a pris deux grosses mesures. Il a injecté 15 milliards de dirhams dans la caisse de compensation. Cette caisse permet à l’Etat de financer le maintien des prix des produits de première nécessité à un prix relativement bas à la vente. Ce qui est marrant, c’est qu’en juin 2010, le pouvoir avait refusé d’injecter 10 milliards de dirhams dans cette caisse en expliquant que de toute façon, il fallait la réformer parce qu’elle bouffait trop de fric. La deuxième mesure prise hier, c’est 10 % du budget de l’Etat qui vont être déployés pour recruter du monde dans la fonction publique, notamment au sein des diplômés chômeurs. C’est une mesure historique !
    On sait aussi que depuis 3 jours, les moqqaddem, qui sont les représentants du pouvoir distribuent des terres aux bidonvillois de Casablanca. Le pouvoir et ses serviteurs ne parlent plus d’exception marocaine, là, il agissent ! Ils prennent des initiatives pour répondre à des revendications restées lettres mortes depuis une dizaine d’années, sous la pression d’un appel formulé par des jeunes dans les réseaux sociaux.
    Le régime marocain est devant une impasse. Il n’est pas mieux loti que Moubarak ou Ben Ali. Il est même moins bien loti que Moubarak face aux grandes puissances. Si cette protestation a un long souffle, je crois qu’on franchira le seuil de la peur du régime et que la conscience de la nécessité de la lutte sera d’autant plus forte. 
    Vous me parlez du mouvement du 20 février ?
    A. E. Y. : Le « 20 février », c’est une initiative qui a été lancée sur internet par des jeunes apolitisés qui ont entre 20 et 24 ans. Ils ont commencé par diffuser des vidéos sur internet, pour demander le changement de la constitution et l’instauration d’une démocratie au Maroc. Plusieurs centrales syndicales ont annoncé leur participation, mais aussi l’écrasante majorité des organisations des droits de l’homme (dont l’AMDH, la plus grosse association de ce type en Afrique) et l’Adl oua l’Ihsan, le mouvement islamiste le plus important. Et ce qu’il y a de très intéressant, c’est que la Confédération Démocratique du Travail, la deuxième centrale syndicale du pays, parle d’une grève générale les 21 et le 22. février.
    O. R. : Bien qu’on ne puisse pas vraiment prévoir, je pense que la surprise pourrait venir des petites villes et de Rabat. Maintenant ce que je sais, c’est que le ministère de l’éducation nationale a donné quelques jours aux lycéens et collégiens pour éviter qu’ils se mobilisent. Mais ce qu’ils n’ont pas encore compris, c’est que si les lycéens ne sont pas au lycée, ils seront sur Facebook. Les syndicats d’enseignants disent que tous les élèves, même ceux qui ne sont pas sur Facebook, parlent du 20 février. C’est énorme ! S’il y a sortie de casseurs pro gouvernementaux le 20 février, et s’il y a affrontement, si une seule personne est blessée parmi nous, ça sera la mobilisation permanente.
    Merci à  vous, les amis. Bonne lutte !
    S. G. : Je voudrais ajouter un message tout particulier à la France. Ce mouvement est un mouvement de fond, il ne s’arrêtera pas demain. Ceux qui nous exploitent sont les mêmes partout et ils ne vont pas lâcher aussi facilement. Nous devons appeler à la solidarité et tout le monde doit nous soutenir. Si ça ne réussit pas, le retour de manivelle, on va tous se le prendre en pleine figure, et même en France ! Si en France vous ne nous soutenez pas, ça sera grave, et pour nous, et pour vous.
  • Révolutions arabes : le Maroc est-il une exception ?

    Portés par l’élan des tunisiens et des égyptiens qui ont renversé leurs dirigeants dictateurs et autocrates et les systèmes mis en place par ces derniers, une certaine contestation populaire apparaît au Maroc (où tous les ingrédients sont réunis pour une contestation sérieuse : misère, inégalités sociales, chômage massif des jeunes, corruption, absence de démocratie, etc.) pour réclamer une modification en profondeur de la constitution et amorcer une nouvelle ère politique. Les autorités marocaines répondent que la situation y est différente car un processus « irréversible » de démocratisation est en cours et que la liberté d’expression existe à l’exception de trois sujets tabous : la monarchie, la religion et le Sahara. En réalité, derrière une apparence de démocratie, le système politique marocain correspond à une monarchie autocratique qui dirige et contrôle à peu près tout.
    UNE DÉMOCRATIE DE FAÇADE
    Pour affirmer que le Maroc est lancé dans un processus démocratique, plusieurs leurres sont mis en avant. Tout d’abord, la constitution de 1996 (adoptée par référendum avec un oui à plus de 99 % !) affirme que « le Maroc est une monarchie constitutionnelle, démocratique et sociale » et que les citoyens disposent des libertés d’opinion et d’expression, sous réserve de limitations apportées par la loi ! Ensuite, il est mis en avant que les dernières élections législatives ont été libres. Les résultats des scrutins correspondent globalement aux votes réellement exprimés et les partis ont présenté globalement les candidats qu’ils souhaitaient. D’ailleurs, il est invoqué que le Maroc connaît depuis l’indépendance le multipartisme. Enfin, de nombreux journaux sont publiés et plusieurs radios émettent. Ainsi, les principaux critères déterminant une démocratie sont remplis et permettent aux autorités publiques d’affirmer que le Maroc est lancé dans un processus de démocratisation. Mais derrière cette apparence, se cache le fonctionnement d’un régime assez autoritaire. Certes, il ne s’agit pas de la Corée du Nord ni de la Lybie, mais le pouvoir est exercé par un seul homme, le roi, assisté de conseillers, plus ou moins influents et éclairés. On peut critiquer le gouvernement, les parlementaires, les élus locaux et les préfets, mais c’est pour mieux interdire toute critique du roi !
    Le roi règne et gouverne seul. Au terme de la constitution, il est le chef de l’Etat, des armées et des croyants. Ainsi, en tant que commandeurs des croyants disposant de quasiment tous les pouvoirs politiques, cette constitution établit une monarchie de droit divin. En outre, par la constitution, il dispose d’un pouvoir de nomination très large : il nomme et révoque librement et discrétionnairement le premier ministre et les ministres, les ambassadeurs, les Walis et gouverneurs (préfets), les directeurs d’établissements publics et des autorités administratives, etc. A peu de chose près, il nomme qui il veut, quand il veut et au poste qu’il veut ! Il peut dissoudre discrétionnairement et librement chacune des assemblées du parlement. Il promulgue les lois et peut demander le réexamen d’un projet de loi.
    Au-delà du terrain politique, la monarchie occupe le terrain économique. Au travers d’une holding qu’il contrôle, l’Omnium nord africain (ONA), le roi, et plus largement la famille royale, contrôle de nombreuses entreprises (Wana, troisième opérateur téléphonique du pays, Attijariwafa Bank, première banque du Maroc et septième d’Afrique, etc.). L’ONA intervient par ailleurs dans d’autres secteurs (agroalimentaire, assurance, immobilier, distribution : les voitures Peugeot et Citroën sont commercialisées via une société contrôlée par l’ONA qui est par ailleurs actionnaire de Lafarge Maroc). Ainsi, avec l’ONA, Attijariwafa Bank et la Caisse des dépôts (dont le directeur général est nommé par le roi), une partie importante de l’économie est contrôlée par le palais.
    LA LÉGITIMITÉ DU ROI N’EST PAS DISCUTABLE
    Au terme de la constitution, la personne du roi est « sacrée et inviolable » et aucun membre du parlement ne peut remettre en cause le régime monarchique ni porter atteinte au « respect dû au roi ». Ainsi, toute critique des faits, gestes ou paroles du roi et de la famille royale, est interdite. Au-delà de cette légitimité indiscutable, le système organisé par le palais empêche tout contre-pouvoir, en discréditant la classe politique et la justice et en contrôlant les médias. Les partis politiques ne remplissent pas vraiment leur rôle d’établir des projets de société, de structurer le débat politique, de militer et de s’opposer au gouvernement pour ceux qui sont minoritaires. La très grande majorité d’entre eux, avec leurs leaders, sont compromis dans le système imposé par le roi. En effet, l’absence de parti majoritaire au parlement (le premier parti compte environ 50 députés pour une assemblée de plus de 300 députés ), fait que sept partis sont représentés au gouvernement, des anciens communistes, aux conservateurs, en passant par les socialistes.
    Depuis quinze ans, tous les gouvernements sont « composés » de représentants de plusieurs partis, de gauche et de droite. L’objectif est de faire participer, ou compromettre, le plus de partis possible pour qu’ils ne constituent pas une force d’opposition alternative à la politique poursuivie. Il s’agit de diviser pour mieux régner. Le discrédit vient aussi du fait que les partis historiques d’opposition – le parti de l’Istiqlal et l’l’Union socialiste des forces populaires (USFP) – et leurs leaders sont aujourd’hui de fidèles serviteurs du roi. Ces partis, qui ont été dans l’opposition contre Hassan II durant plus de trente ans, ont accepté en 1997 de former un gouvernement de coalition aux conditions fixées par ce dernier, les mêmes qu’ils avaient refusé quatre ans auparavant. Depuis, ils ont participé à tous les gouvernements devenant ainsi la caution du système (malgré des dissensions internes, notamment à l’USFP) !
    Par ailleurs, beaucoup (pas tous) d’hommes politiques ne poursuivent pas un engagement et une conviction politique, mais une carrière et des intérêts personnels. Certains entretiennent des liens étroits avec des conseillers influents du roi et sont soupçonnés de prendre leurs instructions auprès du palais, avant d’agir dans leur parti. Les conditions dans lesquelles a été formé l’actuel gouvernement illustrent cela : des personnalités ont été choisies pour y entrer, non pas en raison de leur appartenance à un parti politique, mais grâce à leur proximité avec certains conseillers du roi. Cela a été ensuite habillé politiquement en les faisant adhérer, deux ou trois jours avant l’annonce de la composition du gouvernement, dans un parti politique, afin d’affirmer que ce gouvernement est le fruit du jeu politique « naturel » et du résultat des élections.
    SOUPÇONS DE CORRUPTION
    Le discrédit s’explique enfin par le fait que les élus et le gouvernement ne choisissent pas la politique menée. Les orientations politiques et les projets importants sont déterminés par le palais, et le gouvernement exécute les « directives royales ». Une démocratie ne peut être et fonctionner que si la justice est indépendante, que si la loi s’applique à tous de manière égale et que la justice est rendue sans favoritisme. Au Maroc, ce n’est pas toujours le cas. Il n’est pas rare de lire dans la presse que des poursuites pénales sont initiées par un procureur suite à la colère du roi contre tel ou tel commis de l’Etat dont le roi soupçonne (parce qu’on le lui a soufflé à l’oreille) une malhonnêteté. Curieusement, la machine judiciaire a plus de mal à s’enclencher indépendamment du roi ou de ses conseillers. Plus généralement, c’est tout l’appareil judiciaire qui est décrédibilisé par des soupçons de corruption.
    L’existence de plusieurs journaux, radios et chaînes de télé donne l’illusion d’un pluralisme. Il ne faut pas s’y tromper : si au début des années 2000, ces médias ont initié un début de liberté de ton, révélant et dénonçant les années de plombs de l’époque Hassan II, ils ont payé le prix de leur « audace ». Aujourd’hui, plus aucun média ne s’aventure à critiquer les décisions et paroles du roi ou de ses conseillers les plus proches. L’intimidation se fait par la poursuite en justice de ces médias en « dictant » des peines d’amendes très lourdes contre ces journaux, afin de les asphyxier financièrement. D’autres méthodes sont utilisées : blocage des comptes bancaires, saisie du matériel de travail, jugement d’interdiction d’exercice de la profession de journaliste, etc., et appel des différents annonceurs pour les dissuader de diffuser leurs publicités dans ces journaux. Certains de leurs fondateurs ont été contraints de quitter la profession et le Maroc. Aujourd’hui, les médias sont contrôlés étroitement et tout écart de langage est sanctionné !
    En conclusion, un pouvoir concentré essentiellement entre les mains d’un seul homme qui n’a de compte à rendre à personne, une classe politique et un appareil judiciaire discrédité et une presse verrouillée. Voici la réalité de la « démocratie » marocaine. Parler de processus démocratique n’est donc pas très sérieux ! Il est dans l’intérêt de la monarchie d’écouter la contestation actuelle et d’accepter que la constitution soit substantiellement réformée pour que le roi règne sans gouverner. La monarchie montrerait qu’elle a compris les événements et le sens de l’histoire. Juan Carlos l’avait compris en 1975.
    Jad Siri, juriste
    Le Monde.fr, 02/03/2011